Crimes et femmes Automne 1999

Rapport du Comité montréalais sur la prostitution de rue et la prostitution juvénile – Extraits

Origine et mandat du comité
 
Le comité montréalais sur la prostitution de rue et la prostitution juvénile a été constitué par décision du Comité exécutif de la ville de Montréal le 18 décembre 1996 (DE9600186).
 
La création de ce comité consultatif s’inscrivait dans un contexte de tensions sociales et de débats constamment ravivés autour de la prostitution de rue dans des quartiers de la ville. Plus spécifiquement, la création du Comité faisait suite à deux événements importants. D'abord, la publication, en mars 1996, du rapport de la Table interquartiers sur la prostitution intitulé La prostitution de rue à Montréal - L'urgence d’une nouvelle approche, rapport dont notre Comité s’est inspiré au cours de ses travaux. Ensuite, la tenue, en septembre 1996, du Colloque international sur la prostitution et les autres métiers du sexe, qui réunissait à Montréal des prostitué-e-s, des intervenants sociaux et judiciaires, des policiers, des fonctionnaires et des élus, pour échanger sur les réalités et difficultés du travail du sexe et de sa régulation. Enfin, la création du Comité participe de la politique d’ouverture poursuivie par la Ville de Montréal, qui donne à des organismes communautaires représentant des personnes marginalisées l’occasion de faire entendre leur voix.
 
Le mandat du Comité est défini comme suit :
 
Jeter un éclairage judicieux sur le phénomène de la prostitution de rue et la prostitution juvénile à Montréal tout en cherchant collectivement à identifier des piste de solution.
 
Dans le cadre de ce mandat, le Comité a été invité à privilégier les éléments suivants :

Le Comité, dont les travaux ont débuté en juin 1997, était composé de représentants de tous les milieux concernés, soit : des personnes s’adonnant à la prostitution, des organismes communautaires et sociaux, des organismes judiciaires, des représentants des résidants et un chercheur. La Société Elizabeth Fry du Québec était membre de ce comité.
 
Il convient de souligner que les travaux se sont essentiellement concentrés sur la prostitution de rue et ses conséquences, mettant entre parenthèses la question de la prostitution juvénile. Ce choix délibéré s’explique essentiellement par les difficultés particulières posées par la question de la prostitution juvénile.
 
Les contours de la prostitution de rue à Montréal
 
Quelques précisions préliminaires s’imposent sur les sources d’information. Premièrement, qu’il s’agisse de déterminer le nombre de prostituées travaillant sur les rues de la ville ou de chercher à savoir qui sont les prostituées, les données sont nécessairement parcellaires. Se limitant aux mises en accusations, les statistiques policières ne concernent qu’une partie seulement des personnes qui s’adonnent à la prostitution. Les données provenant d’études sociologiques sont obtenues à partir d’échantillons non probabilistes de prostituées. Il est impossible en effet de recenser toutes les personnes qui font de la prostitution et de sélectionner à partir de cette population un échantillon aléatoire. Il ne faut donc pas chercher à généraliser les résultats à toutes les prostituées comme on le ferait pour une enquête d’opinion publique faite à partir d’un échantillon aléatoire représentatif de la population québécoise.
 
Deuxième précision, c’est sur un groupe en particulier que les informations se concentrent la plupart du temps, soit les prostituées de rue. Il existe plusieurs raisons à cela: elles sont les plus facilement identifiables et accessibles, elles représentent aussi celles qui ont posé et continuent de poser un « problème » d’ordre public, elles sont enfin le groupe de prostituées que l’on croit être les plus exposées à des violences, traumatismes, des sévices de toutes sortes, dont la consommation de drogues par injection et par conséquent les MTS et le SIDA.
 
Qui ?
 
La majorité des prostituées, soit entre 60% et 80% selon les études, sont des femmes.
 
Elles sont généralement âgées entre 18 et 24 ans, et on estime que 10% à 15% sont des mineures. Ainsi, dans l’étude qu’il a menée en 1984 pour le ministère de Justice du Canada auprès de 75 prostitué-e-s de Montréal, Gemme obtient un âge moyen de 26 ans, 27 pour les femmes et 24 pour les hommes. Cette moyenne n’était pas différente lors de l’étude d’évaluation menée en 1988.1
 
Une étude menée à Montréal en 1995 sur échantillon de 919 jeunes de la rue, dont 37% des filles (102 sur 276) et 22% des garçons (128 sur 643) ont fait de la prostitution, indique que l’âge moyen des filles qui se sont déjà prostituées est de 19 ans et que le tiers sont des mineurs, tandis que l’âge moyen des garçons est de 21 ans et 8% sont des mineurs.2 La même étude rapporte que parmi les jeunes prostitué-e-s :
Si une majorité des prostituées sont des femmes, on a noté une augmentation continue du nombre de travestis et de transsexuels. Alors qu’il les estimait à environ 10% du total en 1984, Gemme les estimait à environ 25% en 19893 tandis que Sansfaçon rapportait que selon certains intervenants ils compteraient jusqu’à 40% du total.4
 
Interrogées sur les motifs de leur entrée dans la prostitution, les trois-quarts disent l’avoir délibérément choisi, spécialement afin d’améliorer leur situation financière. Inversement, 10% disent y avoir été forcées ou contraintes par d’autres personnes.
 
Combien ?
 
Actuellement, selon un document préparé par le Service de police de la CUM et soumis au Comité, on estime le nombre total de prostituées entre 1000 et 1500, et le nombre de prostituées de rue serait de 400 à 500.5 Au total, hormis des variations pouvant relever de facteurs tels l’intervention policière, les fluctuations du marché de la prostitution, ou les conditions socio-économiques, le nombre de prostituées seraient demeuré, sur une période d’une quinzaine d’années, remarquablement stable.6
 
Où ?
 
Traditionnellement, et ce jusqu’à la fin des années 1970, la prostitution hétérosexuelle à Montréal se concentrait autour de la Main. Vers la fin de cette décennie et au début des années 1980, le secteur de la Main s’est lui même élargi (jusqu’à Bleury à l’ouest et St-Hubert à l’est), tandis que se développaient des secteurs périphériques de prostitution, le Carré St-Louis et les rues adjacentes au centre-ville est, et le secteur Ste-Catherine/Peel au centre-ville ouest.
 
Le déplacement géographique de la prostitution vers les quartiers plus résidentiels du Centre-Sud et de Hochelaga-Maisonneuve à l’est, et vers le secteur du Marché Jean-Talon au nord s’est produit en deux temps à partir du début des années 1980.
 
Une première vague, encore minime, de déplacements correspond à l’adoption et à la mise en œuvre par la Ville de Montréal des règlements municipaux contre le commerce dans les rue de la ville.7 La seconde vague correspond à l’application rigoureuse des nouvelles dispositions du Code criminel relativement à la communication dans les lieux publics aux fins de prostitution.
 
Comment ?
 
Autre question importante, celle des modes d’opération des activités de prostitution de rue. En effet, plus que la seule présence des prostituées au coin de la rue, ce sont souvent les caractéristiques de la pratique que les résidants excédés invoqueront pour porter plainte: cris et bagarres, comportements injurieux des prostituées, harcèlement des clients qui ne font pas la distinction entre les prostituées et les autres, condoms et seringues que l’on trouve dans les parcs ou aux abords des écoles.
 
Comme il a été mentionné plus haut, le nombre de prostituées travaillant en petits groupes a diminué. Certains membres du Comité ont indiqué que cela ferait partie d’une stratégie d’application de la loi de manière à réduire les nuisances potentielles en réduisant les regroupements. Si tel était le cas, il faudrait revoir les stratégies puisque l’une des principales raisons pour travailler en groupe est la sécurité: lorsqu’une femme monte dans la voiture d’un client, ses collègues noteront parfois l’heure de son départ et le numéro de plaque de la voiture.8
 
Autre changement, les femmes « bougent » davantage qu’auparavant. Au lieu de rester au même endroit jusqu’à ce qu’un client arrive, elles marchent, se déplacent, à l’intérieur d’un même quadrilatère, mais aussi, plus souvent qu’auparavant, d’un quartier à l’autre. Selon Shaver (1995), ces facteurs sont reliés à une dégradation générale des conditions de travail des prostituées de rue.
 
Les modes de prise de contact avec les clients sont sensiblement les mêmes, quoique les prostituées auront tendance à poser davantage de questions aux clients, à les laisser s’avancer davantage. L’échange de services sexuels se produit encore majoritairement dans la voiture du client, une minorité dans une chambre d’hôtel.
 
D’autre part, et contrairement aux stéréotypes entretenus, les prostituées travaillent le plus souvent de manière autonome, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas sous la «protection» d’un proxénète. Le document du SPCUM évalue à 20% le contrôle de la prostitution de rue par les proxénètes, et ce phénomène est principalement propre au secteur historique de la Main.9
 
En somme, la prostitution de rue à Montréal semble avoir pris, surtout à partir de la fin des années 1980, un tournant spatio-temporel: déplacée vers des quartiers à vocation plus résidentielle, elle est pratiquée de manière plus individuelle et à des heures de plus en plus tardives.
 
Les expériences des prostituées
 
Faits saillants
Rappelons que le Colloque International sur la prostitution et les autres métiers du sexe qui s’est tenu à Montréal en octobre 1996 a été le lieu où la création d’un comité de la Ville de Montréal sur la prostitution a d’abord été annoncé.
 
Des organismes tels que Stella et la Coalition des travailleurs et travailleuses du sexe tentent, depuis la fin des années 1980, de donner une voix à ces personnes largement exclues des débats publics sur leur métier.
 
Or, elles ont joué un rôle central dans les travaux du Comité. Rendre compte de leurs expériences, soit directement par leurs témoignages, soit indirectement par le recours aux études socio-psychologiques qui leur sont consacrées, nous apparaît dès lors essentiel.
 
Une note s’impose sur la nature des informations qui suivent. S’agissant de témoignages, même lorsqu’ils auront été obtenus par des protocoles de recherches sérieux, on aura aisément tendance à les relativiser. On dira qu’il s’agit d’anecdotes, d’histoires individuelles qui ne sont pas «représentatives», qu’il s’agit au mieux de perceptions ou d’opinions.
 
Outre des questions reliées aux règles de la connaissance scientifique, cette forme de discrédit n’est pas sans rappeler le traitement, dans notre imaginaire collectif comme dans nos pratiques individuelles et institutionnelles, généralement réservé aux femmes qui se prostituent. Ainsi, lorsqu’elles demandent leur émancipation juridique - reconnaissance d’un statut de travailleuses - ou lorsqu’elles dénoncent une agression sexuelle dont elles ont été victimes, il est courant de considérer qu’elles ne sont pas crédibles, qu’elles exagèrent, ou qu’elles mentent. Il en est de leur situation, dans nos représentations socio-juridiques, comme il en était - et est encore dans une certaine mesure - des enfants témoignant dans des affaires d’inceste ou d’abus sexuel dont on craint toujours qu’ils ne fabulent ou n’inventent. En ce sens, tout se passe comme si les prostituées demeuraient «mineures» et n’étaient pas en mesure d’élever les mêmes prétentions à la vérité que les personnes «majeures».
 
Pourquoi la prostitution ?
 
Nous ne pouvions ignorer ni balayer les arguments qu’ont présentés les femmes faisant métier du sexe et de leurs représentantes. Même si elles tiennent un discours minoritaire, voire peu populaire dans notre société, elles nous ont forcés à mieux saisir nos propres difficultés à entendre les revendications des prostituées à une émancipation. Les interrogations qu’elles ont provoquées nous ont permis de voir que ranger tout de go la prostitution parmi les déviances ou les formes d’exploitation des femmes - ce qui nous aurait certainement été plus facile et plus « politiquement correct » - signifiait de facto que nous rejetions implicitement la perspective de l’émancipation de même que leur propre expérience et leur réflexion.
 
Il en est également ainsi du pourquoi de la prostitution. Ces femmes nous ont invités à interroger notre propre questionnement: pourquoi, en effet, tenons-nous tant à savoir pourquoi des personnes font de la prostitution? Ce questionnement ne contient-il pas, en lui-même, une vision a priori de la prostitution qui en fait quelque chose d’anormal, qui a besoin d’être expliqué, et par là « corrigé »? Que la prostitution soit atypique au sens statistique du terme parce qu’elle ne concerne qu’un petit groupe de la population justifie-t-il d’en rechercher les causes et d’en connaître le pourquoi? Le glissement de l’atypique à l’anormal au sens de pathologie, anomalie, déviance est aussi facile que souvent tautologique: est déviant ce qui va à l’encontre de la norme, la prostitution va à l’encontre de la norme, donc la prostitution est une déviance; mais la prostitution va à l’encontre de la norme parce qu’elle est une déviance. Dans ce type de raisonnement circulaire, la cause et l’effet, la prémisse et la conclusion, deviennent interchangeables.
 
Comme l’indiquent les auteures d’une recension des études sur les facteurs d’entrée dans la prostitution:
Ne pas prendre position peut-être, mais ne pas non plus «occulter» notre regard derrière le «tragique». Notre capacité d’entendre les expérience des prostituées sans les ravaler au rang d’opinions ou de témoignages idiosyncrasiques est à ce prix: identifier et rendre conscientes nos présuppositions, nos préconceptions, qui la rangent par avance dans le tiroir des anomalies et des problèmes à corriger.
 
Les expériences de quartiers
 
Faits saillants
L’urgence d’une nouvelle approche
 
Constat d’échec de la « solution répressive » déjà souligné par l’évaluation faite par le ministère fédéral de la Justice du nouvel arsenal pénal mis en place en 1985, constat aussi de l’impuissance des résidants, constat encore qu’une autre approche est nécessaire.
 
C’est dans ce contexte que naît la Table interquartiers et que ce regroupement d’organismes communautaires des quartiers les plus touchés lance l’invitation à une approche plus « humaine ».
 
La Table interquartiers sur la prostitution lance son mémoire en mars 1996. Regroupant travailleurs de rue, policiers, responsables de centres de désintoxication, intervenants de Tandem Montréal et résidants, la Table veut favoriser l’émergence d’approches différentes qui soient mieux en mesure d’« alléger des situations qui deviennent, épisodiquement, explosives ». D’emblée le mémoire situe la prostitution de rue dans le contexte d’une évolution inquiétante dans certains quartiers :
Le mémoire rappelle aussi que la prostitution naît des « inégalités et abus de pouvoir (…) entre les hommes et les femmes, les riches et les pauvres, les adultes et les jeunes » (idem: 3). Il note que policiers, travailleurs de rue ou centres de désintoxication sont tout à la fois au plus près de ces problèmes et souvent mal outillés pour y faire face, que ce soit en raison de leurs manières traditionnelles d’opérer ou des carences de leurs ressources. Le mémoire observe et regrette aussi l’absence d’intervenants aussi importants à ce débat que les services de santé et le réseau scolaire. Dans une optique de véritable concertation et d’accentuation des mécanismes de prévention, la Table recommande donc, en conclusion:
Tandem Montréal, organisme de prévention qui a pour mandat de faire de Montréal une ville plus sécuritaire en s’attaquant aux situations qui engendrent la criminalité et le sentiment d’insécurité, a fait siennes ces recommandations dans le mémoire qu’il a soumis au Comité montréalais sur la prostitution.
 
S’il y a urgence, si pareille urgence est ressentie plus fortement dans certains quartiers et relayée par les élus municipaux qui représentent les résidants de ces quartiers, il ne semble pas, pour l’heure, qu’une nouvelle approche ait encore vu le jour. La concertation et le partenariat, tout au goût du jour qu’ils soient, doivent dépasser les bonnes intentions et les discours. Il ne suffit pas, en effet, de participer à une table de travail ou à un comité consultatif pour s’impliquer véritablement dans une approche concertée. Encore faut-il accepter de renoncer, au moins partiellement, à sa vision, entendre véritablement celle de l’autre, accepter que l‘on ne détient pas les clefs de la solution et qu’il est essentiel de travailler avec l’autre pour avoir un effet réel sur le terrain.
 
Modes d ‘intervention policière
 
Dans le cadre de l’adoption de l’approche de police de quartier, le Service de police de la Communauté urbaine de Montréal a «jugé nécessaire d’accomplir sa mission différemment» et pour ce faire:
Cette nouvelle forme de définition de l’action policière, plus proche des citoyens et des problèmes spécifiques à leur quartier, permet en effet d’envisager des actions policières davantage axées sur la résolution de problèmes. C’est d’ailleurs ce que rappelle un document de travail préparé par le SPCUM pour notre comité.14
 
Le document souligne que, dans le contexte de l’implantation du modèle de la police de quartier:
Le document souligne aussi « qu’au cours de 96 - 97 le SPCUM n’a pas porté d’emphase particulière en matière de prostitution. »16 C’est à dire que des interventions n’auraient été menées que lorsqu’il y avait des plaintes ou lorsque des mineurs étaient signalés. De plus, l’accent mis sur la lutte au crime organisé et aux bandes de motards a fait diminuer la disponibilité d’enquête en matière de prostitution.
 
Néanmoins, la prostitution constitue, pour le SPCUM, un problème social important, au sens où des personnes en sont victimes - notamment certaines prostitué-e-s qui subissent des violences physiques ou qui vivent une dépendance à la drogue et qui devraient, de ce fait recevoir l’aide adéquate - et les citoyens des quartiers les plus touchés.
 
Reconnaissant les sources sociales de la prostitution, le document considère que les prostituées sont des victimes parce que dépourvues des ressources économiques essentielles à leur survie, victimes aussi parce dépendantes de la drogue ou d’un proxénète. Par conséquent, le document du SPCUM estime qu’il faut maintenir et appliquer les lois actuelles - « Sévir pour aider » - et frapper là où le bât blesse, notamment contre les proxénétisme. Le document mentionne aussi que:
Enfin, rappelant l’énoncé de politique qui a été entériné par le Comité exécutif de la Communauté urbaine de Montréal, le SPCUM rappelle les axes privilégiés de son action :

Les limites de la judiciarisation
 
Faits saillants
La prostitution de rue
 
La prostitution de rue, qui, à la fois, caractérise les couches les plus démunies de la population et nous rappelle, par sa visibilité, que la prostitution existe - de même que l’itinérance est le rappel brutal de la pauvreté - est celle qui, plus que toute autre activité de prostitution, interpelle les législateurs et les autorités policières et sur laquelle on intervient le plus.
 
L’énoncé de problème définissant les termes de la consultation qu’a menée entre 1995 et 1997 le Groupe de travail fédéral-provincial-territorial sur la prostitution17 souligne que:

Cette réduction de la prostitution - en tant que problème - à la seule prostitution de rue, nous a interpellés de plusieurs manières: d’abord, certains nous ont rappelé que si la prostitution pose problème parce qu’elle témoigne de la victimisation et de l’exploitation des femmes, alors c’est tout aussi vrai de la prostitution de rue que des autres formes (salons de massage, services d’escorte, hôtels de luxe).
 
On nous a rappelé à quel point la prostitution de rue est affaire de distinction de classe: elle est le fait de personnes plus souvent qu’autrement défavorisées et se produit le plus souvent dans des quartiers eux aussi désavantagés.
 
Enfin, cloisonner les expérience des travailleuses du sexe selon qu’elles se produisent sur la rue ou ailleurs c’est distinguer des expériences qui sont le plus souvent en continuité : nombreuses sont celles qui passent de la rue au salon de massage, du salon de massage au bar de danse nue, puis retournent sur la rue, et ainsi de suite.
 
Plusieurs membres du Comité et certains analyste voient deux conséquences insidieuses à ce découpage. Il permet d’abord de ne pas reconnaître la prostitution comme métier et de nier l’expérience de ces femmes. En effet, les personnes qui font commerce du sexe distingueront entre les formes d’activités selon le niveau de contrôle qu’elles exercent (sur le choix du client, sur le type de services, sur le lieu, sur le contenu de la transaction, sur les tarifs) et sur le degré de proximité qu’elles consentent à vivre à vivre avec le client, et non en fonction du lieu (privé ou public) où elles se produisent.18
 
Ce découpage permet ensuite de conforter l’hypocrisie de nos doubles standards moraux et de nos politiques judiciaires en la matière. En concentrant le regard sociojudiciaires sur les prostituées qui travaillent dans la rue, on concentre l’activité répressive sur celles qui exercent le moins de contrôle individuel sur leurs activités. Inversement, celles qui bénéficient du niveau de contrôle le plus élevé et - par conséquent - des meilleurs conditions de travail - sont aussi celles qui font le moins l’objet et de l’opprobre et de la judiciarisation.
 
Il s’ensuit que, comme va la situation de la prostitution de rue, ainsi vont les perceptions quant à l’«adéquacité» des lois. Autrement dit, dès que se présentent les signes d’une trop grande visibilité de la prostitution de rue, dès que les forces policières clament leur incapacité à la contrôler, c’est alors tout le dispositif législatif en la matière qui est remis en question. Il n’est alors pas surprenant que, de temps à autre, on assiste à une véritable «panique».
 
Le champ municipal d’intervention
 
Une municipalité ne peut adopter une réglementation qui aurait pour effet, par voie directe ou indirecte, de prohiber la prostitution ni non plus que les autres formes de commerce du sexe. D’autre part, villes et provinces ne peuvent pas davantage la décriminaliser puisqu’il s’agit d’un champ de juridiction fédéral.
 
C’est cependant en vertu de leur pouvoir de réglementer les commerces sur leur territoire que les municipalités ont le plus souvent exercé un contrôle sur les activités à caractère sexuel.
 
Le champ municipal d’intervention ne s’arrête pas à l’adoption de règlements visant les pratiques commerciales. Nonobstant que la santé publique relève du gouvernement provincial, les municipalités disposent d’un certain pouvoir d’intervention en matière de santé publique. C’est d’ailleurs en vertu d’une commission de santé publique que la ville de Toronto avait adopté, en 1995, une position visant la décriminalisation de la prostitution de rue et une action orientée sur la santé publique.
 
En matière pénale, les autorités municipales détiennent un pouvoir important sur la gestion des services policiers par l’attribution des budgets et l’examen des orientations et des priorités de ces services. Il est clair que l’on ne peut, ni ne doit, accorder une importance égale à tous les actes criminels prévus par le Code criminel. À ressources constantes, doit-on mettre l’accent sur la répression du trafic de drogues, du jeu, des agressions sexuelles, des violences conjugales, du crime organisé, des fraudes économiques, de la prostitution?
 
C’est un débat de cet ordre et le constat d’échec des politiques de répression, qui ont amené la Ville de Vancouver à adopter un moratoire sur la répression de la prostitution de rue. C’est dire que les autorités municipales, sans déclarer légales des activités qui demeurent illégales en vertu du Code, ont le pouvoir d’identifier des priorités et de réorienter les actions des services de police vers d’autres avenues.
 
Enfin, de même que les municipalités ont exercer un important pouvoir de lobbying politique pour obtenir des modifications à la loi pénale au début des années 1980, elles disposent d’un pouvoir équivalent pour demander aux législatures provinciales et fédérales d’adopter d’autres politiques relativement à la prostitution. On l’a vu à Toronto lorsque la mairie a expressément et publiquement demandé au ministre fédéral de la Justice de décriminaliser la prostitution et d’en permettre la réglementation par les provinces et municipalités.
 
Bref, les municipalités, individuellement ou par le biais de la Fédération canadiennes des municipalités, ne sont pas dépourvues de possibilités d’action. Si tel est le cas, on se demanderait bien d’ailleurs quelle serait l’utilité du Comité montréalais sur la prostitution.
 
Des options juridiques divergentes
 
La criminalisation d’un comportement est le fait d’élever, dans le Code criminel qui est de juridiction fédérale, une prohibition contre ce comportement. La judiciarisation consistera à amener devant les tribunaux la personne accusée d’un comportement criminalisé. La pénalisation de ce comportement sera la sanction, associée à la valeur de la peine qui en découle.
 
La décriminalisation consiste à abroger - abolir - la prohibition du comportement dans le Code criminel et par conséquent la peine, suivant l’adage nulla poena sine lege. Décriminaliser les activités reliées à la prostitution - la communication par exemple, comme le recommandait le Comité Fraser - signifie donc qu’il ne s’agit plus de crimes.
 
Par contre, d’autres infractions existent qui, sans constituer des crimes, peuvent entraîner des peines, qu’on appellera plutôt des sanctions: ce sont les infractions prévues aux législations provinciales ou aux règlements municipaux, par exemple en matière de circulation routière.
 
La légalisation de la prostitution, par exemple selon une approche telle que celle recommandée par le Comité Fraser, consisterait à inciter les provinces et/ou les municipalités - sans qu’elles y soient cependant obligées - à adopter des lois prévoyant la création de maisons de prostitution. En ce sens, la légalisation habilitante prévoirait des droits et obligations, de même que les sanctions que le non-respect de ces obligations, tel que le non-paiement du permis d’exploitation, entraînerait.
 
Des orientations pour Montréal
 
L’analyse du Comité

 
Le Comité est effectivement d’avis, avec les groupes de soutien des prostituées, que les discriminations et les violences que ces personnes subissent ne sont pas acceptables dans une société de droit et qu’elles contribuent de surcroît à les maintenir dans une situation de domination ainsi qu’à limiter leurs options.
 
Cependant, le Comité n’est pas prêt à se prononcer sur la question de savoir si la prostitution par des adultes consentants qui ne sont pas forcés d’une quelconque manière à s’y livrer par d’autres personnes, doit être considérée comme un métier comme un autre. Inversement, le Comité n’accepte pas davantage de ranger les prostitué-e-s adultes au rang de « victimes » du seul fait de leur occupation.
 
Le Comité a examiné avec intérêt les position du SPCUM. L’analyse des résultats obtenus par vingt ans de recours au moyens traditionnels d’arrestation de prostitué-e-s et de leurs clients nous oblige à en constater les limites, notamment quant à la paix sociale dans les quartiers et aux conditions qui sont faites aux femmes qui font de la prostitution.
 
Comme nous l’avons déjà mentionné, il ne convient pas de décider d’avance que les prostituées sont des victimes, ni de se servir d’une telle argumentation pour justifier une intervention de nature répressive comme la suggèrent les documents que nous a fournis le SPCUM.
 
De surcroît, les acteurs sur le terrain, policiers et substituts du procureur en particulier, disposent d’un pouvoir discrétionnaire qui leur permet dans plusieurs cas de décider ici qu’un acte criminel sera dénoncé et poursuivi, là qu’il ne le sera pas.
 
Enfin, nous avons vu que les municipalités peuvent, à l’intérieur de certaines limites, exercer d’autres formes de contrôle sur certaines activités à caractère commercial, dont certaines reliées au commerce du sexe.
 
En somme, le fait qu’une activité ou des gestes tombent sous l’emprise du Code criminel ne signifie pas obligatoirement que décideurs et acteurs locaux n’ont plus d’autre pouvoir que celui de les détecter et de les poursuivre en justice.
 
Le Comité a aussi reçu avec intérêt le mémoire du contentieux de la ville de Montréal. Sans nier le bien-fondé de l’argumentation juridique du contentieux, il convient néanmoins de rappeler quelques faits qui jettent un éclairage légèrement différent.
 
En premier lieu, sur le rôle du droit pénal. Les auteurs du document ont suggéré que le rôle du droit pénal consiste à contribuer au maintien de comportements individuels acceptables pour la société et à promouvoir certaines valeurs sociales.
 
Dans leur rapport sur le programme de réinsertion sociale, les auteurs observent que « la prostitution nuit, dans certains secteurs de la Ville de Montréal, à la tranquillité des personnes y résidant. »19
 
On peut s’interroger sur la portée des termes « obligation d’assurer la paix et la sécurité » et se demander si la «tranquillité» en fait partie. De plus, il ne faut pas oublier le fait que très souvent les personnes qui font de la prostitution dans les quartiers sont aussi des résidantes, des usagers et des bénéficiaires d’autres services, y incluant des services juridiques et des droits fondamentaux des personnes.
 
Vue sous cet angle, l’intervention du droit pénal se justifie dans la mesure où le comportement visé cause ou menace de causer un préjudice grave: il nous faut nous demander si et dans quelle mesure la prostitution de rue cause effectivement un préjudice grave. Du point de vue des prostituées, si le préjudice est grave, il devrait l’être aussi lorsqu’elles travaillent dans les agences d’escorte, les bars de danse, les salons de massage, les hôtels de luxe. Or, on sait que bien peu d’attention est portée à ces formes de prostitution et moins encore d’accusations portées. Du point de vue de la société, il faut se demander si c’est véritablement la prostituée sur la rue qui cause un préjudice grave ou si c’est la piquerie située dans le quartier, le comportement des hommes envers les femmes, voire le fait que la prostitution soit un symptôme trop visible d’une désorganisation sociale par ailleurs bien plus large.
 
En second lieu, sur les objectifs de l’intervention pénale. La criminalisation et la pénalisation de comportement n’ont pas pour objectif d’aider les personnes à se sortir de leur milieu criminalisé ou à les réinsérer. Elles ont pour objectif la dénonciation de comportements répréhensibles qui causent un préjudice. C’est la politique correctionnelle qui, en retour, définira les objectifs que doit poursuivre la peine. Faire des policiers ou des procureurs des agents de réinsertion sociale les détourne de leur mandat et de leur rôle. Ce peut être une évolution souhaitable. Il faut néanmoins se positionner clairement sur ce choix et ses motivations.
 
En troisième lieu, il convient de rappeler que, pour louables qu’ils soient, les objectifs de faire prendre conscience et de favoriser la sortie du milieu criminalisé par l’intervention pénale ont, le plus souvent, l’effet contraire.
 
Enfin, sur le rôle du crime organisé, il convient d’apporter des bémols. Tous, en effet, ne s’entendent par sur l’étendue de ce prétendu contrôle des prostituées par des éléments mafieux.
 
De plus, si c’est au crime organisé qu’on veut s’en prendre, il existe d’autres moyens et il est difficile de voir en quoi s’en prendre aux prostituées de rue constitue une manière de lutter efficacement contre ces organisations criminelles.
 
En somme, la position des procureurs de la Cour municipale aurait pour effet de poursuivre, dans une large mesure, la politique actuelle, tout en lui adjoignant de manière systématique et continue un programme de mesures de rechange semblable à celui qui était en place jusqu’à récemment. On peut toutefois se demander dans quelle mesure la continuation de cette approche permettrait d’atteindre les objectifs de paix et de sécurité pour les citoyens, dans un cadre humanitaire pour les prostituées.
 
Quelques principes d’action
 
En matière de prostitution de rue, le Comité est d’avis qu’il convient qu’une action repose sur une politique de sécurité publique qui doit être inclusive, viser à l’habilitation des quartiers et des citoyens et citoyennes et promouvoir la responsabilisation.
 
Pareille politique invite à une action concertée et multisectorielle qui doit inclure les quartiers, les services de sécurité publique, les services sociaux et d’assistance, les organismes chargés de l’éducation, de l’emploi, etc.
 
Une politique de sécurité publique, telle que nous la concevons, doit voir au respect de l’intégrité et de la dignité de tous. Nous concevons que les résidants des quartiers concernés par la prostitution de rue vivent et expriment des frustrations légitimes qui appellent une réponse publique. Au même moment, il faut aussi se rappeler que les prostitué-e-s de rue font aussi partie du quartier et de la collectivité, et qu’il convient de les inclure dans la recherche de solutions responsables pour tous.
 
La judiciarisation sera préférablement un outil de dernier recours, lorsque tout le reste a échoué. Or, ce « tout le reste » n’a pas été défini, mis en œuvre, testé. On s’est contenté de retourner aux mécanismes connus… sans jamais être satisfait de leur action, et pour cause.
 
C’est donc une approche participative et intégrative que le Comité convie la Ville de Montréal à adopter dans les recommandations qui suivent.
 
Recommandation 1
 
Il est recommandé que la Ville de Montréal crée un Comité consultatif permanent présidé par un-e élu-e de la Ville de Montréal.
 
Le Comité consultatif permanent pourrait être formé des représentants suivants: Service de police de la Communauté urbaine de Montréal, quartiers visés par le projet, prostitué-e-s, organismes sociaux et communautaires, milieu institutionnel, milieu des affaires, milieu universitaire, milieu juridique.
 
Recommandation 2
 
Il est recommandé que la Ville de Montréal soutienne la mise en place d’un projet pilote basé sur une approche de non-judiciarisation en matière de prostitution de rue chez les adultes et qu’elle en avise les autorités policières, judiciaires, sociales et communautaires pertinentes.
 
Recommandation 3
 
Il est recommandé que le projet pilote de non-judiciarisation, pour qu’il soit efficace, réponde aux préoccupations des citoyens et des citoyennes, et permette la mise en commun des ressources, expertises et connaissances, s’accompagne des deux mécanismes d’intervention suivants:
Recommandation 4
 
Le projet pilote de non-judiciarisation débutera aussitôt que les conditions nécessaires à sa mise en œuvre auront été développées et approuvées.
 
Recommandation 5
 
En plus de participer activement au Comité consultatif permanent, au Comité de travail multipartie et l’équipe-terrain de travail paritaire, le SPCUM centrera ses interventions en matière de prostitution sur:
 
a)   les violences et notamment les violences envers les prostitué-e-s;
b)   l’exploitation des juvéniles; et
c)    le proxénétisme.
 
Recommandation 6
 
Puisqu’il s’agit d’un projet pilote de non-judiciarisation qui demandera du temps avant de démontrer sa capacité à mieux harmoniser les expériences de l’ensemble des partenaires concernés, il convient que le comité consultatif permanent mette en place un mécanisme de recherche-action afin de suivre la mise en œuvre du projet pilote.
 
Recommandation 7
 
Le Comité consultatif permanent s’entend pour définir le cadre opérationnel du projet basé sur une approche de non-judiciarisation de la prostitution de rue chez les adultes, comme suit:

Recommandation 8

La Ville de Montréal s’engage à coordonner les travaux du Comité consultatif permanent et à y adjoindre les ressources nécessaires.
 
Recommandation 9
 
Chacun des partenaires au projet pilote basé sur une approche de non judiciarisation de la prostitution de rue chez les adulte s’engage à en faciliter la mise en œuvre et à agir en conformité avec les lois et règlements qui les régissent.
 
Notes

  1. Gemme, R., et al. (1984) Étude sur la prostitution au Québec. Documents de travail sur la pornographie et la prostitution, Rapport #11, Ottawa : Ministère de la Justice, p.: 116 ss. Voir aussi, Gemme, R. et al. (1989) La prostitution de rue. Effets de la loi - Montréal. Ottawa : Ministère de Justice.
  2. Roy, E. et al. (1996) Les jeunes de la rue de Montréal et l’infection au VIH. Montréal : Unité de santé publique.
  3. Gemme (1984), op. cit.; Gemme (1989), op. cit.
  4. Sansfaçon, D. (1984) Étude sur les violences envers les prostituées à Montréal. Ottawa : Ministère de la Justice.
  5. SPCUM (1997) Le phénomène de la prostitution sur le territoire de la Communauté urbaine de Montréal. Document préparé par Pierre Généreux, inspecteur, p. 5.
  6. Voir Sansfaçon, 1994 : 5.
  7. Le règlement 333-3a sur la sollicitation dans les lieux publics sans permis à cette fin est toujours en vigueur mais est moins utilisé depuis les modifications au Code criminel en 1985. Le règlement 5464 sur la prévention de la criminalité associée à la prostitution a été déclaré invalide.
  8. Sur cette question, voir notamment les analyses du rapport du Comité spécial d’étude sur la pornographie et la prostitution (1985). La pornographie et la prostitution au Canada. Ottawa: Approvisionnements et Services, vol 2.
  9. SPCUM (1997), op. cit., p : 2.
  10. Gendron et Hankins, op. cit., p.: 32.
  11. Table interquartiers sur la prostitution (1996) La prostitution de rue à Montréal. L’urgence d’une nouvelle approche. p.: 1.
  12. Idem, p.: 7.
  13. Communauté urbaine de Montréal (1995) La police de quartier, Montréal, p.: 19.
  14. Dagenais, A. (1998) Un coup d’œil nouveau sur l’intervention policière en matière de prostitution. Document de travail. Montréal : SPCUM.
  15. Idem, p.: 21.
  16. Idem, p.: 27.
  17. Groupe de travail fédéral-provincial-territorial sur la prostitution (1995) La prostitution au Canada. Document de travail, Ottawa : ministère de la Justice.
  18. Là-dessus, on consultera par exemple les travaux de Sansfaçon, op.cit.; Tabet, op.cit.; et de Wlezer - Lang (1995).
  19. Ville de Montréal (1993), op. cit., p.: 4.