Justice pénale | Automne 1994 |
par Odette Côté, journaliste
En juin dernier, la Société Elizabeth Fry du Québec rendait hommage à deux femmes exceptionnelles qui ont contribué largement à la naissance et à la vitalité de la Société. C’est dans cet esprit que nous inaugurons aujourd’hui la présente série. Femmes et Justice entend ainsi nous présenter des femmes qui ont travaillé pour la cause des femmes ayant des démêlés avec la justice, tout en retraçant la petite histoire de la Société et, dans une certaine mesure, celle des femmes au Québec.
"Qu’est-ce qui te prend de travailler avec ce monde-là, tu ne seras jamais capable de les réhabiliter". Voilà une phrase laconique entendue maintes et maintes fois par Lucille Deshaies, travailleuse sociale et attitrée à l’aide aux prisonniers au sein de la Société d’orientation et de réhabilitation sociale dans les années soixante.
"Les gens trouvaient plutôt drôle notre travail", se rappelle Lucille Deshaies, toujours aussi alerte et joviale à75 ans. Celle qui avait commencé sa carrière à la Fédération des Oeuvres de Charité, l’ancêtre des C.S.S., est arrivée par hasard dans le milieu de la réhabilitation.
Après avoir bossé quelques années à la manufacture ("J’ai haï ce travail") à Sherbrooke, son coin natal, Lucille Deshaies se rend à Montréal où elle travaillera au secrétariat de la Jeunesse Ouvrière Catholique (J.O.C.). "On était payé lorsque c’était possible", souligne avec un brin d’humour celle qui a continué à étudier pour apprendre un "vrai" métier. "J’aurais pu devenir un détective!" lance-t-elle dans un éclat de rire. En effet l’orienteur lui proposait trois choix : travailleuse sociale, détective ou libraire. Inscrite à l’Université de Montréal tout en travaillant, Lucille Deshaies ira chercher son diplôme avant d’aboutir à l’Agence familiale au service de préparation au mariage. Quelque temps plus tard, elle passera à la section des filles-mères. "Il ne fallait surtout pas en parler. À l’époque c’était mal vu et, comme la Fédération avait besoin de sous, il n’était pas question que l’on parle publiquement de cette section", se souvient Lucille Deshaies qui, dès cette période, faisait preuve d’un esprit ouvert et surtout, humain. "Je disais aux filles : Vous confiez votre bébé pour le mieux, vous ne l’abandonnez pas!".
C’est en 1962 que Lucille Deshaies se retrouve "prêtée" pour trois mois à l’aide aux prisonniers à la Société d’orientation et de réhabilitation sociale. "Mon patron m’avait choisie pour ce poste où l’on avait engagé une femme pour la première fois en 1955." Lorsque Lucille Deshaies arrive à ce poste, Gertrude Trottier, la première femme à assumer cette fonction, avait quitté depuis près de six mois.
"On s’occupait de beaucoup de choses", rappelle Lucille Deshaies. Elle accompagnait les filles à la cour municipale ou criminelle. "Je jouais le rôle de counselling auprès des filles, j’avais à faire également des rapports écrits."
Pour flânerie et prostitution
Interrogée sur la clientèle de l’époque, Lucille Deshaies se remémore: "Il y avait très peu de femmes impliquées avec des sentences fédérales, je pense à 3 ou 4, localisées à Kingston, et une cinquantaine au provincial". La majorité des infractions imputées aux femmes se limitaient à la flânerie et à la prostitution. "Les filles qui écopaient de longs séjours se retrouvaient généralement dans les prisons de Québec et Montréal, les autres pouvaient aboutir à la maison du gardien."
Il y avait bien sûr le vol à l’étalage et quelques cas d’agressivité et de violence. "C’était très rare d’avoir des cas de vols à main armée; quant au vol à l’étalage, le juge libérait souvent la fille à sa première offense." Il y avait bien aussi quelques cas de femmes impliquées indirectement par leur mari ou leur chum dans des affaires de recel et de vol à main armée.
En ce qui concerne la prostitution, Lucille Deshaies se souvient que l’approche était beaucoup plus systématique. "Les filles devaient passer le test sur les maladies vénériennes. Elles devaient attendre 2 ou 3 jours en dedans en attendant les résultats." La prostitution se vivait encore beaucoup dans les maisons à l’époque, même si l’on commençait à en voir dans la rue, notamment sur Saint-Laurent. "Je me suis déjà fait offrir un 20 $ en me rendant faire une visite dans le secteur Saint-Laurent, Sainte-Catherine!", s’exclame-t-elle. C’était l’époque de la prostitution organisée que l’on retrouvait même dans les chalets au nord de Montréal.
"On retrouvait peut-être 2 ou 3 cas sur 10 de femmes avec des enfants qui étaient prises pour des vols à l’étalage ou la prostitution. Cinquante pour cent des femmes qui avaient des démêlés avec la justice étaient sans ressources financières", rappelle avec émotion Lucille Deshaies, qui a vu plusieurs atrocités.
"Il fallait trouver des solutions pour ces femmes et leur venir en aide." L’Armée du Salut offrait un hébergement en anglais pour ces femmes avec ou sans enfant qui attendaient de passer en cour. Il y avait même quelques femmes qui acceptaient d’accueillir les prévenues chez elles.
"C’était mieux que de les laisser en prison, souligne Lucille Deshaies, elles n’étaient pas pourries par les autres..."
La "French Fry"!
La première vraie rencontre en vue d’établir une maison de transition a eu lieu en 1972-1973. À ce moment-là, les personnes impliquées dans des organismes tels que l’Armée du Salut, le Catholic Rehabilitation Services, John Howard Society et le Service bénévole de Montréal, ont formé un comité où on retrouvait également quelqu’un de Tanguay et de l’École de criminologie de Montréal. La rencontre a permis d’identifier les lacunes, les ressources et les besoins spécifiques aux femmes contrevenantes.Les heures de travail pour mettre sur pied une maison de transition pour les femmes ne se comptent pas. "On a travaillé énormément là-dessus."
"J’étais très heureuse de voir qu’enfin on prenait nos affaires en mains", évoque avec nostalgie Lucille Deshaies. La situation n’en était pas moins difficile. Consciente de l’apport de la Société Élizabeth Fry, notamment à Kingston, auprès des quelques détenues francophones (la première Société Élizabeth Fry a été implantée en 1938 au Canada), l’idée a commencé à germer.
"C’était pas facile au Québec de lancer un organisme avec un nom anglais. Si vous saviez combien de fois on a dû s’expliquer", rappelle Lucille Deshaies. Souventes fois, les membres ont eu à répondre à la sempiternelle question "Qu’est-ce que c’est que cette French Fry?"
Le conseil d’administration provisoire auquel siégeait Lucille Deshaies a vu le jour et s’est mis à chercher une maison. "Je me souviens que les membres anglophones du conseil voulaient que la maison soit située dans le quartier Peel."Le hasard des contacts les amènera plutôt sur la rue Saint-Hubert.
"J’avais téléphoné au vérificateur de la Fédération des Oeuvres de la Charité, M. Perreault, pour lui parler de notre recherche. Il m’a alors proposé de louer la maison que la Fédération avait sur la rue Saint-Hubert. Elle était justement libre." Pour Lucille Deshaies, c’était une occasion unique et intéressante, d’autant plus que la maison était située tout près de nombreux services.
"Il fallait être quand même pas mal effronté pour louer alors que l’on n’avait pas d’argent", souligne-t-elle. C’est avec des dons que les responsables ont réussi à meubler la maison, sans compter leur quête à gauche et à droite pour obtenir différents autres articles. "Je me souviens fort bien de l’apport des parents de la directrice de la maison de l’époque, qui ont fourni souvent de la nourriture et même le réfrigérateur!"
Les premiers temps de cette maison étaient teintés de simplicité, de volontarisme et de dépassement de soi. "On a tout quêté. Quêté pour des lits et même pour le téléphone et la nourriture." Pour le personnel de l’époque, il n’était pas rare de travailler de 8 à 10 heures par jour et d’être payé plus ou moins régulièrement, selon les entrées d’argent.
Interrogée sur son dévouement, Lucille Deshaies rejette du revers de la main le terme vocation. "C’est de famille, mon père était très impliqué dans son milieu, il nous a appris jeunes à développer notre responsabilité sociale, notre conscience sociale. Pour moi, cela allait de soi. J’étais portée à aller vers les autres, c’est le sens de ma vie."
Cette pionnière de l’aide aux femmes aux prises avec la justice a grandement contribué à la naissance de la section québécoise de la Société Élizabeth Fry et de la première maison de transition."Il fallait faire quelque chose pour ces femmes", conclut modestement Lucille Deshaies, qui a siégé au conseil d’administration de la Société pendant six années, et qui est demeurée très près de la Société par la suite.
Pourquoi aller du côté anglais ?
Tout au cours de sa carrière, Lucille Deshaies s’est rendue à Kingston visiter de nombreuses fois les filles qui purgeaient des sentences fédérales. "Ce n’était pas très facile pour les francophones unilingues surtout. J’en ai vu une qui purgeait une sentence de sept ans en ressortir parfaitement bilingue. D’autres par contre ont trouvé cela très pénible. Je me souviens de cette pauvre fille assise seule dans un coin qui ne mangeait pas. Elle était revenue complètement folle de Kingston."
La situation de ces femmes étaient préoccupante pour plusieurs. "Un jour, lors d’une rencontre avec les membres du conseil d’administration de la Société Élizabeth Fry et les administrateurs de la prison provinciale qui travaillaient dans le milieu, s’est posée ouvertement la question à laquelle tout le monde pensait : "Il n’y aurait pas moyen de garder ces filles ici au lieu de les envoyer là-bas?" L’idée lancée, on a décidé de faire un essai non officiel en donnant le choix aux filles de rester ici et de recevoir du fédéral par la suite le per diem." C’était dans les années 1975-1978. Quelque temps plus tard, une entente fédérale-provinciale naissait, permettant aux femmes d’aller à Tanguay et de profiter des services de réhabilitation et de cours en français,tout en maintenant leurs liens familiaux.