Justice pénale | Automne 1995 |
Malgré la "sentence de mort" qui pèse sur elle,
De passage à Montréal du 15 au 20 septembre 1995, Taslima Nasreen était l’invitée de la Ligue des droits et libertés qui, de concert avec l’Union des écrivains du Québec et la Fédération professionnelle des journalistes du Québec, ont voulu démontrer l’importance de combattre l’obscurantisme et le fanatisme. Nous l’avons rencontrée aux bureaux de la Ligue des droits et libertés le 19 septembre dernier.
Prenez n’importe quelle dépêche, n’importe quelle présentation à la télé, et inévitablement le statut d’écrivaine de Taslima Nasreen sera assorti de trois mots clés: menacée de mort. Pourquoi un entretien avec cette écrivaine? Femmes et Justice ne pouvait rater l’occasion de rencontrer une femme "en liberté surveillée". Sa situation nous rappelle pourquoi nous faisons ce que nous faisons. Nous avons la liberté de parler sans danger. Bien d’autres ne l’ont pas. Personne ne mérite la mort pour avoir parlé ou milité pour que les femmes de son pays n’aient plus à souffrir de discrimination, pour qu’elles contrôlent leur sexualité et accèdent à un statut économique et culturel décent. Et pourtant...
L’épreuve subie par Mme Nasreen prouve à quel point le droit qu’ont les femmes d’exprimer leurs vues, leurs ambitions et leurs visions du monde doit être constamment réaffirmé.
Surprise par toutes les mesures de sécurité entourant sa visite, nous n’avons pu éviter LA question. Comment vit-elle avec cette "sentence de mort"? Une sentence pire que la plus longue peine d’incarcération pour meurtre octroyée aux grands criminels de chez nous, avec pour différence importante qu’elle n’a pas tué!
La plupart des gens ne réalisent pas l’impact d’une condamnation à mort, a-t-elle souligné. L’exil, la solitude, l’impossibilité de vaquer à ses occupations normalement, sans un nombre impressionnant de mesures de sécurité qui viennent confirmer le simulacre de liberté. Coupée de sa culture, elle entretient des liens avec seulement quelques amis. Bref, la situation est difficile et surtout sans fin.
Lorsqu’un système est prêt à aller jusqu’à la peine de mort, il fait peur. Il contrôle par la peur. Mais qu’est-ce qui a amené Taslima Nasren à dénoncer? Voyant tous les jours des femmes maltraitées au nom de la religion, elle raconte qu’elle s’est sentie investie d’une mission: "N’ai-je pas la responsabilité morale de protester? Ma réponse a été la plume. Et pour m’être élevée contre de tels crimes, j’ai été moi aussi condamnée à mort", dit-elle d’un ton décidé mais dans lequel on sent une pointe de tristesse à l’égard d’une situation qui rejoint de nombreuses femmes.
Dans ses écrits, Taslima Nasren dénonce les grands problèmes dont sont victimes les femmes:
En ce qui concerne particulièrement la justice pénale, Mme Nasreen affirme qu’au Bangladesh, un des crimes les plus graves est celui du trafic des jeunes filles dans la prostitution. Les femmes ne sont évidemment pas à la tête de ces réseaux, indique-t-elle. Alors qu’ils les dénoncent pour adultère ou opinions, les fondamentalistes ne s’offusquent pas de cette prostitution ni des conditions des femmes en prison. Le gouvernement, pour sa part, ne contre pas la justice islamique qui ne cesse de s’appliquer contre les femmes pour des "comportements jugés inacceptables".
Niant avoir demandé la révision du Coran, Taslima Nasreen affirme plutôt ne pas y croire. "Je désire une société laïque avec un code civil et des lois modernes permettant aux femmes d’accéder à l’égalité, à une société civile."
"Le gouvernement utilise l’Islam à ses propres fins politiques et les intégristes cachent leur soif du pouvoir derrière la religion, ajoute-t-elle. Il faut que l’État qui a renoncé à la laïcité depuis 1988 soit libéré de l’emprise de la religion." Le ministère des Affaires religieuses, remarque-t-elle en substance, draine la majeure partie du budget national, alors que le Bangladesh est l’un des pays les plus pauvres au monde.
Elle n’a pas raté l’occasion de répéter qu’il y avait des intégrismes ailleurs qu’en Islam. "La punition du mari et de l’intégriste s’apparente à celle des parents, de la policie, de l’État. Tous les systèmes commandent l’obéissance, et qui les transgresse s’expose à la punition." Voilà un message qui devrait éveiller chez nous un regard plus critique.
Interrogée sur la situaiton en Amérique du Nord, où l’on voit se développer une montée de la droite en justice pénale – des sentences excessives et un retour de la peine de mort –, Taslima Nasreen admet qu’elle voit en ces manifestations une expression de l’intégrisme chez nous. "Il est clair que la logique qui soustend ce courant est la même."
Un soutien faible
Sur sa perception quant à l’absence de soutien des femmes progressistes, Taslima Nasreen répond qu’il est faux de dire que les femmes ne la soutiennent pas. "La presse parle toujours aux femmes dirigeantes des organismes de femmes au Bangladesh. Ces femmes se compromettent face aux fondamentalistes." Comme elle remet en question le système et le mouvement des femmes officiel dans son pays, il est normal de constater des résistances. Elle ajoute cependant obtenir un support certain des femmes ordinaires.
Pour sa part, l’élite intellectuelle et journalistique aurait plutôt tendance à lever le nez, tandis que d’autres soutiennent que ses écrits font plus de tort que de bien, en attisant la colère des fondamentalistes. Ils oublient facilement que 10000 manifestants se sont rassemblés devant une mosquée de Dacca, la capitale, pour exiger qu’on la tue. Pendant ce temps, des criminels se promènent dans la rue sans que personne, pas même la police, ne les inquiète.
Le pire, pour Taslima Nasreen, est sans doute d’être critiquée par celles qui auraient dû être ses plus ardents défenseurs. La plupart des féministes bangladaises pensent, en effet, que l’écrivaine est allée trop loin: "On peut critique l’Islam. Mais la teneur de ses propos a plus desservi que servi la cause qu’elle prétendait défendre", déclare Mahim Sultan, membre du mouvement Pour les femmes (Naripokkho). "Désormais, même l’opinion publique libérale n’ose plus aborder de front la question de la liberté des femmes dans la société musulmane de peur d’être accusée de soutenir Taslima Nasreen. À cause d’elle, les Islamistes sont aujourd’hui plus puissants."
Au-delà de Taslima Nasreen
Quel que soit le message ou le messager qui le porte, la liberté et les droits de l’homme restent imprescriptibles et s’appliquent à tous.
Il faut prendre soin de rappeler sans cesse et avec force que la liberté d’expression, le droit à la différence, le respect de la personne humaine sont des principes sur lesquels on ne saurait transiger. Que toute menace – et pas seulement de mort – contre quelqu’un qui défend ses idées, quelles qu’elles soient et où que ce soit, est inadmissible.
Il est difficile de ne pas faire le lien avec la conférence internationale de Beijing où la question de l’intégrisme islamique a été longuement rapportée. Le fait qu’aujourd’hui les femmes algériennes meurent parce qu’elles refusent de se soumettre à un courant religieux violent et oppressant ne fait que refléter la lutte de Mme Nasreen. Quatre cent vingt femmes ont été assassinées en Algérie depuis 1992, deux cents depuis janvier 1995 seulement.
Malgré l’existence des lois civiles assurant des droits aux femmes en Algérie, le code s’inspire de la jurisprudence islamique. Soulignons tout de même qu’à cette conférence, les délégués sont tombées d’accord sur un point: les femmes ont le droit de dire non au sexe, même à leurs époux, non à la violence, à la cœrcition, à la discrimination. Les droits des femmes sont des droits humains. De quoi réconforter peut-être Taslima Nasreen.
"Mes parents nourrissaient de grands projets d’avenir pour mes deux frères. À ma sœur et à moi, on réservait le mariage. On nous interdisait tout ce qu’on leur autorisait: sortir seules, rentrer tard, recevoir des lettres... J’étais révoltée, mais je me taisais pour ne pas devoir interrompre mes études."
Sur les traces de son père, médecin, Taslima se spécialise en gynécologie. À l’hôpital de Dacca, elle ne rencontre que souffrances et injustices: mutilations génitales, viols, polygamie, malnutrition, anémie, refus de toute contraception. "Les femmes n’ont aucun droit sur leur utérus. Elles ignorent leurs droits, elles sont les escalves de l’homme", a-t-elle expliqué.
Se sentant sommée de "faire quelque chose", Taslima Nasreen commence en 1989 à écrire des poèmes, des romans, puis des articles pour des journaux progressistes. Ces écrits attirent l’attention des intégristes dès 1990. Dès lors, ils mènent une campagne de diffamation contre elle. La goutte qui fait déborder le vase est la publication en 1993 du roman La Honte, qui retrace le drame d’une famille hindoue victime de la vengeance des musulmans au Bangladesh. Il faut remonter à juillet 1993 pour dérouler la spirale infernale qui a conduit Taslima Nasreen à l’exil. Le 10, le gouvernement du Bangladesh, pays majoritairement musulman, réputé pour sa tolérance religieuse, interdit la vente de Lajla (La Honte). Argument officiel: il incite à "la haine interconfessionnelle". En fait, le roman est en passe de devenir un best-seller: 60000 exemplaires écoulés en cinq mois. Le livre fait aussi un tabac en Inde, le "grand frère ennemi".
L’interdiction attise la colère des fondamentalistes musulmans, pour qui Taslima Nasreen n’est pas une inconnue. Ils lui reprochent ses écrits, qualifiés de "pornographiques et blasphématoires", ses prises de position contre l’Islam, ses propos en faveur d’une émancipation "outrancière" de la femme. Bientôt, leurs mises en demeure, lettres et menaces téléphoniques se transforment en condamnation à mort. En septembre 1993, le Conseil des soldats de l’Islam promet 7500FF (environ 2000$) au musulman qui l’assassinerait.
Six mois plus tard, le livre est banni et son auteure condamnée à mort par une deuxième fatwa (décret religieux) pour propos blasphématoire contre l’Islam.
Les déclarations de la romancière, en mai 1994, dans le journal indien The Statesman, reprise dans la presse locale, font l’effet d’une bombe. Elle y affirme que "Le Coran – la charia (loi islamique), rectifie-t-elle plus tard – doit être révisé de fond en comble". Une deuxième organisation islamique met sa tête à prix pour 15000FF (4000$), somme conséquente dans un pays où le salaire mensuel moyen ne dépasse pas 1200FF (320$).
L’article 295A du code pénal bangladais – hérité des Britanniques, qui entendaient ainsi prévenir les violences entre communautés musulmane, hindoue, chrétienne, bouddhiste, etc, – permet en effet de traîner devant les tribunaux quiconque "oralement ou par écrit heurte le sentiment religieux".
Le 5 juin 1994, le gouvernement cède à la pression. Il lance un mandat d’arrêt contre Taslima Nasreen pour "affront aux sentiments religieux des musulmans". Elle encourt au mieux une amende, au pis deux ans de prison ferme.
Invitée par le gouvernement suédois et par la section locale du Pen Club, l’organisation internationale d’écrivains luttant contre le fanatisme, Taslima Nasreen quitte secrètement Dacca, le 10 août, avec un visa touristique pour Stockholm. Une semaine plus tard, elle y reçoit le prix Kurt Tucholsky, d’une valeur de 120000FF (32000$), créé en 1985 à la mémoire de cet écrivain allemand mort en exil en Suède, cinquante ans plus tôt.
Sa tête est mise à prix
Taslima Nasreen est une femme très seule aujourd’hui au Bangladesh: pratiquement personne, dans le pays, y compris parmi les plus modérés, les plus anti-fondamentalistes, les plus féministes de ses compatriotes, ne défend la romancière.
Mme Nasreen, âgée de trente-deux ans, trois fois divorcée, a clairement dépassé les limites, il est vrai de plus en plus étroites, de ce qui est tenu pour tolérable en terre d’Islam.
Tant que ses articles et poèmes se limitaient à exalter les droits des femmes, passe! Mais après avoir déclaré que le Coran est "obsolète" dans une société moderne, Taslima Nasreen s’est mis à dos 88% de la population de son pays pauvre et surpeuplé.
Elle sait qu’elle a peu de chances de pouvoir rentrer chez elle rapidement, alors que le mouvement des intégristes musulmans ne cesse de gagner du terrain. Les institutions laïques n’ont pas survécu et l’Islam est devenue religion d’État. Mme Nasreen craint une dérive à l’algérienne au Bangladesh.
Elle refuse d’être comparée à Salman Rushdie, qui a entamé sa sixième année de clandestinité. À la différence de l’auteur des Versets sataniques, condamné à mort par le régime de Téhéran, elle rappelle, non sans humour, que la prime offerte pour sa tête n’est rien à côté des 22 millions de francs (près de six millions de dollars) promis pour celle de Rushdie, sans oublier que lui s’est excusé.