Justice pénale | Été 1992 |
Pour certaines, la violence masculine fait partie des circonstances tragiques qui les ont poussées à commettre un homicide, alors que pour d’autres, même si la violence n’est pas directement liée au motif d’accusation, elle fait aussi partie intégrante de leur histoire de vie.
Tuer pour se protéger
Qui ne connaît pas au Québec la Corriveau, cette femme pendue au XVIIIe siècle pour avoir assassiné son mari et dont le corps fut suspendu dans une cage de fer à une croisée des chemins pendant 43 jours ? Son histoire, qui fait partie du folklore québécois, a été déformée au point de la rendre difficilement reconnaissable. On a caricaturé la Corriveau avec l’image d’une sorcière monstrueuse et empoisonneuse qui aurait versé du plomb dans l’oreille de ses sept maris. Des historiennes ont tenté de réhabiliter la Corriveau en faisant ressortir les circonstances qui l’ont amenée à tuer son conjoint. Marie-Joseph Corriveau était une femme battue qui, après avoir tenté sans succès d’obtenir la permission auprès du responsable local de l’armée britannique de quitter son mari violent, le tue à coups de hache pendant son sommeil. À son procès, elle avoue avoir commis ce geste pour mettre fin aux mauvais traitements qu’il lui infligeait.
Les circonstances dans lesquelles la Corriveau a tué son mari sont similaires à celles dans lesquelles, deux siècles plus tard, des femmes ont posé le même geste, fait remarquer Me Andrée Côté, auteure de la seule étude québécoise sur les homicides conjugaux intitulée La rage au cœur. Dans son analyse des dossiers judiciaires à Montréal et sur la Côte-Nord, Me Côté constate que les femmes tuent généralement pour se protéger contre un conjoint violent, alors que chez les hommes, c’est la colère contre la partenaire qui constitue le mobile principal de l’homicide conjugal.
Sur un total de 58 homicides conjugaux perpétrés à Montréal et sur la Côte-Nord entre 1982 et 1989, 43 % des femmes victimes ont été tuées par leur conjoint alors que, dans le cas des hommes victimes, ce pourcentage n’atteint que 3 %. Comparativement aux hommes, très peu de femmes commettent un homicide contre leur conjoint et, dans la majorité des cas, c’est la violence conjugale masculine qui a précipité l’homicide.
La longue marche vers la reconnaissance de la " perspective des femmes "
Dans son étude, Me Côté s’est également intéressée à la façon dont les tribunaux à Montréal et sur la Côte-Nord ont traité les causes d’homicide conjugal commis par les femmes.
Dans les neuf dossiers examinés, six femmes ont été traduites en justice et une autre s’est suicidée en détention préventive.
Dans la majorité des cas, les femmes ont été initialement accusées de meurtre ; trois d’entre elles ont plaidé coupables à une accusation d’homicide involontaire, tandis que les cinq autres ont subi un procès avec jury. Au total, il y a eu cinq acquittements et une condamnation pour meurtre au second degré.
Dans trois cas où il y a eu acquittement, les femmes ont plaidé la légitime défense. Elles ont posé leur geste en réponse à une attaque immédiate de la part de leur conjoint. Dans les deux autres cas, les jurys ont prononcé un verdict d’acquittement pour cause d’aliénation mentale.
Pour les femmes accusées d’avoir tué leur conjoint, la légitime défense représente, sur le plan juridique, un moyen de défense important puisque dans la plupart des cas, l’homicide survient dans un contexte de violence (masculine) répétée, explique Me Côté.
Mais ce ne sont pas toutes les femmes qui ripostent immédiatement à une attaque de la part de leur conjoint. Certaines femmes, par peur d’augmenter la colère du conjoint si elles se défendent lors d’une agression ou parce qu’elles ont l’impression qu’il n’existe aucune mesure sociale ou pénale capable d’assurer leur protection, décident de prendre l’initiative de tuer leur conjoint.
Il est techniquement possible d’invoquer la légitime défense dans les cas où une personne en attaque une autre dans le but de prévenir une agression qui pourrait lui être fatale. L’accusée doit alors convaincre le tribunal qu’elle avait des motifs raisonnables de croire qu’une attaque mortelle constituait la seule façon de se protéger. Dans les faits cependant, les tribunaux ayant rendu des jugements dans de telles affaires ont été jusqu’à très récemment peu enclins à reconnaître la légitimité des craintes des femmes victimes de violence conjugale, constate Me Côté.
Plus récemment, la Cour suprême du Canada dans l’affaire Lavallée a rendu une décision qui va justement dans le sens de ce que Me Côté appelle la " reconnaissance de la perspective des femmes ". Ce jugement, qui rétablit un verdict d’acquittement d’une femme battue qui avait tué son conjoint pour assurer sa survie, reconnaît l’importance d’évaluer la notion de " motifs raisonnables pour appréhender la mort " en fonction de la réalité et de l’expérience des femmes ". Pour Me Côté, ce jugement tranche avec une tradition juridique qui a trop longtemps toléré la violence conjugale dirigée contre les femmes.
Délinquantes un jour, victimes toujours ?
Si, pour ces femmes, la violence masculine est à l’origine du geste qu’elles ont posé, pour d’autres, sans être liée directement à leur délinquance, elle fait aussi partie de leur histoire de vie.
Au Québec, on estime qu’au moins 80 % des femmes incarcérées à la prison de Tanguay ont connu la violence et l’abus physique ou sexuel à un moment donné de leur vie.
On ne connaît cependant que très peu de choses sur les conséquences de cette victimisation sur le style de vie et sur la délinquance des femmes criminalisées. Si l’on se fie aux observations des intervenants des milieux correctionnel et communautaire, les conséquences sur le plan psychologique semblent énormes. On a en effet constaté que les femmes ont tendance à se sentir coupables de cette situation et ont la conviction d’avoir mérité l’agression. La violence répétée semble favoriser chez elles le développement d’un sentiment d’impuissance personnelle. On estime par ailleurs que dans bon nombre de cas, les femmes auraient tendance à recourir à la drogue et à l’alcool pour oublier la peine et la douleur que cette violence leur inflige.
Même si l’on est de plus en plus sensibilisé à cette situation, les ressources tant institutionnelles que communautaires sont presque inexistantes pour les femmes confrontées à l’appareil pénal.
La Société Elizabeth Fry de Montréal quant à elle reconnaît l’importance et l’urgence de développer des ressources adaptées aux besoins de sa clientèle, que ce soit à titre de mesure de substitution à l’emprisonnement ou simplement à titre d’intervention thérapeutique offerte aux femmes de passage à la Maison de transition Thérèse-Casgrain.
À Tanguay, il y a peu ou pas de services professionnels ou thérapeutiques destinés à répondre aux besoins des femmes à ce niveau.
Au cours des dernières années, la société québécoise a été de plus en plus sensibilisée aux problèmes de la violence faite aux femmes et à l’urgence de s’en occuper. Malheureusement, pour celles qui se retrouvent dans les mailles de la justice pénale, cette problématique commence à être reconnue et les ressources demeurent encore très peu développées.
Référence
CÔTÉ, Andrée, La rage au cœur, Regroupement des Maisons des femmes de la Côte-Nord, 1990.
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Quelques statistiques
Les agressions à caractère sexuel
On peut " estimer que les agressions à caractère sexuel, au Québec, font annuellement 2000 victimes de sexe masculin et 14600 de sexe féminin dans la population âgée de 16 ans et plus ; chez les femmes, près de 1000 de ces victimes auraient de 16 à 24 ans1 ".
Les agressions à caractère sexuel prennent diverses formes : harcèlement sexuel, inceste, viol, exhibitionnisme, voyeurisme. Elles sont évidemment faites contre la volonté des femmes et des enfants qui en sont les principales victimes.
La violence conjugale2
En 1989-1990, dans les 45 maisons membres du Regroupement des maisons d’hébergement et de transition pour les femmes victimes de violence conjugale, on a :
Ce que la police en sait
La police (services de police municipaux, SQ, police amérindienne) rapporte 9376 infractions relatives à la violence conjugale en 1989, une hausse de 15 % par rapport à 1988. De ce nombre :
Les homicides perpétrés contre les femmes
Selon Statistique Canada, entre 1980 et 1989, en moyenne 98 personnes ont été tuées chaque année par leur conjoint et, sur ce nombre, 3/4 des victimes étaient des femmes.
Selon Cusson et Ouimet (1991), entre 1974 et 1984, sur les 1949 femmes tuées au Canada par un individu dont le sexe avait été identifié, 91 % avaient été tuées par un homme avec qui elles entretenaient un rapport domestique ou affectif.
Références