Justice pénale Printemps 1997

La réduction des méfaits: le modèle européen de lutte contre les toxicomanies

La preuve est faite : le modèle américain de la répression, de la tolérance zéro, de la criminalisation coûte cher et ne mène nulle part. Le réalisme impose que nous composions avec la réalité des drogues et des toxicomanes. Les risques de transmission du VIH, de l’hépatite, la malnutrition, les problèmes dentaires, les infections, etc., sont des problèmes de santé publique qui nécessitent une approche de réduction des méfaits plutôt qu’une répression criminalisante.

Au-delà d’une nécessaire décriminalisation des drogues, le Canada devrait s’engager dans la distribution de seringues et de la méthadone (héroïne de substitution). La méthadone permet de bloquer l’effet de "manque" qui pousse l’usager dans sa quête incessante de l’héroïne. Prise, sur place en pharmacie par exemple, elle ne coûte que 5$ par jour et permet à l’usager de travailler et de vivre sans avoir à se ruiner ou à commettre des délits pour nourrir sa dépendance.

Bien sûr, il existe quelques programmes tels que Cactus pour la distribution de seringues, Pic-Atout, Geipsi, le Bon-dieu dans la rue, des programmes d’intervention auprès des toxicomanes dans la rue et les piqueries. Mais ces initiatives ne touchent qu’une faible proportion des toxicomanes.

En ce qui a trait au recours à la méthadone, c’est pire. Très peu de médecins sont autorisés à prescrire la méthadone, comparativement à l’Europe où le nombre est plus important et où ces médecins peuvent compter sur une foule de services complémentaires pour intervenir auprès des toxicomanes.

Plusieurs professionnels dans le domaines de la santé, des services sociaux, de la désintoxication, de la criminologie et même de la police souhaitent un engagement plus ferme dans une politique de réduction des méfaits. À cet effet, les établissements et centres d’aide pour toxicomanes qui pratiquent une approche de tolérance zéro démontrent eux aussi un manque d’ajustement par rapport à la réalité.

Les programmes de désintoxication sont basés sur l’abstinence. Pour aider les toxicomanes à se désintoxiquer, certains programmes permettent d’utiliser des médicaments pour faciliter le sevrage. Après, on leur conseille généralement de suivre une thérapie. Ces programmes ne sont pas efficaces. Les taux de réussite ne dépassent guère 10%. Les rechutes sont mal acceptées et il devient alors plus difficile d’être admis de nouveau en désintoxication.

L’approche de réduction des méfaits est en fait mieux adaptée à la réalité de la toxicomanie. Le traitement ne peut être vu de façon ponctuelle. C’est une démarche longue et douloureuse ponctuée de rechutes multiples. Il vaut mieux réduire les méfaits et les risques inévitables pour les usagers et leur entourage. L’espoir de mettre fin à la dépendance doit se fonder sur des objectifs à plus long terme.

De plus, si nous réduisons les conséquences néfastes de la consommation, nous intervenons sur une bonne partie du problème. Car ce n’est pas la consommation comme telle qui est le problème mais ses conséquences. Penser autrement n’est que morale.

En effet, comment justifier que l’État intervienne par la prohibition dans le style de vie des citoyens et leurs habitudes de consommation?

Auparavant, la morale sociale et religieuse dictait nos comportements : "Tu ne voleras pas". La prohibition des drogues s’appuie sur le même principe même quand le discours passe par la prévention des toxicomanies : "Tu ne te drogueras pas". On l’affirme comme incontournable et on se base sur le caractère illicite du produit pour prohiber un comportement.

Il conviendrait plutôt d’affirmer le droit fondamental de tout individu d’absorber une substance psychoactive de son choix pour se procurer des sensations. Ce droit s’inscrit dans le cadre de l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme selon lequel "La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui". Ce droit est d’ailleurs reconnu depuis longtemps dans nos sociétés en ce qui concerne le tabac, l’alcool et les tranquillisants. Son extension aux drogues est donc normale. Voilà le fondement qu’il nous faut, ni plus, ni moins.

Ce problème de la toxicomanie, de la répression des drogues est le même que celui qui faisait rage il y a plus de 60 ans autour de l’alcool. C’est une question de tolérance sociale envers ceux et celles qui vivent différemment. Alors qu’avant, la société prônait l’abstinence totale face à l’alcool, aujourd’hui, on tolère. On ne criminalise le comportement que s’il cause du tort à l’autre, d’où l’intolérance face à l’alcool au volant. Pour éviter ce "méfait", en plus de la loi, on met sur pied un service d’aide tel que Nez-Rouge.

La même logique s’applique face à la drogue. Si nous nous éloignons du préjugé moral, nous comprenons la pertinence des programmes de distribution de seringues propres et de méthadone.

De plus, le recours à la méthadone ou à la distribution de seringues a un effet direct sur la prévalence des pathologies (VIH, hépatites) et de la criminalité. Dans les pays où une approche de réduction des méfaits est pratiquée, (l’Angleterre, les Pays-Bas, la Suisse, l’Espagne), le taux de séropositivité parmi les toxicomanes est tombé de 60% à moins de 5%, la fréquentation des centres de désintoxication est en augmentation et la criminalité diminue.