Femmes en prison Automne 1992

Problématiques psychiatriques des femmes en prison

par Renée Roy, m.d., psychiatre
Rollande Poulin, infirmière
Isabelle Paquette, m.d., résidente

Introduction

La Maison Tanguay diffère des institutions carcérales pour les hommes par le fait qu’elle accueille à la fois des détenues et des prévenues, des femmes dont la sentence est fédérale et d’autres dont la sentence est plus courte, des femmes dont le comportement nécessite un encadrement sécuritaire de minimum à maximum, et ce, dans un même lieu. Cette multiplicité de statuts légaux implique donc des interventions spécifiques auprès d’une clientèle plus hétérogène que chez les hommes.

La population des femmes incarcérées à la Maison Tanguay a été décrite dans un article récent de Mme Diane Cadotte1. Le présent article examinera de plus près une partie de cette clientèle : les femmes qui ont une double problématique psychiatrique et légale. Certaines de ces femmes présentent des problèmes qui nécessitent un séjour à l’infirmerie. Il s’agit d’une unité de 12 lits (le C-1), mais dont la capacité d’accueil est souvent débordée jusqu’à 18 personnes. La durée moyenne de séjour y est de l’ordre de 10 à 20 jours. Parmi cette clientèle, une minorité est cependant incarcérée plus longtemps. Ces femmes sont ensuite orientées vers une unité régulière, le plus souvent après avoir reçu une sentence, quand leur état est stabilisé. Chez d’autres prévenues ou détenues, un séjour à l’infirmerie n’est pas indiqué, la maladie psychiatrique n’ayant pas la sévérité nécessaire pour qu’un tel encadrement soit indiqué. On peut identifier chez la presque totalité des femmes incarcérées des difficultés économiques, mais ces problématiques ne justifient pas de diagnostic psychiatrique pour la plupart d’entre elles.

Problématiques

A. Nursing

Le docteur Frédéric Grunberg soulignait en 1989 l’augmentation de la judiciarisation des malades psychiatriques lors d’une entrevue accordée au Journal de Montréal. En 1992, malgré l’intervention des ministères concernés, cette situation s’est détériorée. Les hôpitaux, les urgences et la communauté n’ont pas trouvé de solutions à ce problème. Avec la désinstitutionnalisation, certains patients psychiatriques très lourds, incapables de se réintégrer socialement, se retrouvent sans point de référence après avoir épuisé toutes les ressources disponibles pour ce qui est du suivi et de l’hébergement.

En plus d’une problématique psychiatrique, les femmes qui sont incarcérées à l’infirmerie de la Maison Tanguay présentent souvent des pathologies médicales physiques, des abus de médicaments ou de drogues illicites, des maladies transmises sexuellement (rarement traitées avant l’arrestation et fréquemment contractées à répétition), des grossesses, des infections compliquées de cellulite par négligence, des insuffisances graves sur le plan de l’alimentation, de l’hygiène et des soins dentaires. L’absence des précautions essentielles au maintien de la santé physique et mentale est donc susceptible d’entraîner des atteintes multiples. Le temps nécessaire à la résolution de ces problématiques est rarement disponible. La notion du temps est en effet importante à considérer lorsqu’on doit faciliter la réinsertion sociale de femmes aux prises avec des problèmes de violence, de drogue, de prostitution et d’itinérance. Faute de temps, une prévenue peut ainsi être libérée sans que des mesures de réinsertion sociale (hébergement, support, suivi, etc.) soient mises en place. Parmi cette population, on retrouve des femmes qui seront arrêtées et incarcérées à répétition, reproduisant le syndrome de la porte tournante décrit dans les milieux psychiatriques. La pauvreté du support familial et social contribue à cet état de choses. Plusieurs femmes porteuses d’une double problématique psychiatrique et légale sont seules, sans conjoint. Elles ont un ou plusieurs enfants qui sont placés, avec lesquels elles ont des contacts limités. Les rapports avec les membres de la famille sont tendus, usés par des années de déceptions et de ruptures pour certaines, ou encore presque inexistants pour d’autres.

Les femmes incarcérées qui présentent une problématique psychiatrique sont majoritairement issues de milieux défavorisés. Elles ont été témoins dans l’enfance de scènes de violence, ou elles en ont été elles-mêmes victimes (abus physique, violence psychologique, inceste). Elles ont souvent fait l’objet de nombreux placements en centres d’accueil où s’amorcent une longue série de gestes d’opposition envers les structures et l’autorité. Des troubles de comportement apparaissent en effet dès le début de l’adolescence : absentéisme scolaire, hyperactivité, fugues, promiscuité... Ces modes de vie sont ensuite perpétués par des grossesses imprévues, qui aboutissent presque invariablement au placement de l’enfant.

Pour plusieurs de ces femmes désinsérées socialement, la Maison Tanguay est un lieu où trouver un répit. C’est aussi un lieu où les contacts avec l’extérieur se limitent parfois aux visites ou aux appels de l’avocat, de l’agent de probation.

Les gestes de violence posés par ces femmes sont surtout dirigés contre elles-mêmes : comportements anorexiques - boulimiques, automutilation, tentatives de suicide. La violence se dirige aussi parfois contre les autres : les membres de l’entourage (enfants, conjoints, parents, thérapeutes) ou, plus rarement, contre des inconnus.

B. Psychiatriques

La clientèle psychiatrique qu’on retrouve à la Maison Tanguay présente les mêmes grands syndromes que les patientes des hôpitaux généraux ou psychiatriques. La dimension légale rend cependant leur situation plus complexe. Elle nécessite en effet de la part de la patiente une adaptation à la vie carcérale dont les règles sont différentes de celles de l’hôpital, par exemple dans le type de rapport qui s’engage avec les membres du personnel. Elle implique aussi une période d’attente plus ou moins longue, avant la fin des procédures légales, de même qu’une incertitude constante face à l’avenir, selon le verdict et la sentence retenus.

Cette clientèle particulière diffère de la population psychiatrique habituelle par une plus grande tendance aux passages à l’acte, par une moins bonne réponse aux traitements usuels, de même que par une pauvre observance aux médicaments et au suivi.

Lorsqu’un diagnostic psychiatrique est identifié parmi cette population, il est rarement simple. Il s’agit plus souvent de problématiques à facettes multiples, s’amplifiant les unes les autres. Les maladies psychiatriques les plus fréquentes se retrouvent (schizophrénie, trouble schizo-affectif, trouble paranoïde, trouble de l’humeur), mais avec des tableaux modifiés par une personnalité pathologique, par des abus ou des dépendances à des substances diverses (drogues, alcool, médicaments obtenus de façon illicite ou utilisés à l’encontre de la prescription prévue). L’abus de drogues ou de médicaments illicites peut en effet induire des symptômes psychiatriques et rendre le diagnostic plus difficile. Certaines réactions de sevrage peuvent aussi donner des manifestations psychotiques comme des hallucinations visuelles ou auditives, du délire, etc.

Une limitation intellectuelle ou une problématique neurologique insoupçonnée peut parfois contribuer à amplifier les manifestations de la maladie et à rendre le pronostic psychiatrique encore plus réservé. Ces pathologies atteignent, entre autres, le jugement, l’autocontrôle de l’agressivité et sont susceptibles d’entraver l’autonomie. Ceci est d’autant plus vrai chez les patientes qui ont en plus une maladie psychiatrique lourde.

À ces patientes dont le pronostic à court ou à moyen terme est déjà très incertain, on doit parfois annoncer une séropositivité pour le virus de l’immuno-déficience humaine (VIH). Il devient alors plus difficile pour ces patientes de garder de l’espoir face à l’avenir et de reprendre un meilleur contrôle sur leur vie.

Interventions

Comme nous l’avons vu, du fait de la complexité de la problématique, les objectifs à poursuivre dans la prise en charge des femmes détenues doivent rester limités pour être réalistes. D’autre part, l’intervention psychiatrique auprès de cette clientèle doit s’articuler en harmonie avec la composante judiciaire ; en effet, les perspectives peuvent changer rapidement dans un contexte où le temps, par exemple, devient un facteur bien particulier.

A. Nursing

Avec une clientèle aussi hypothéquée, les interventions nursing sont ponctuelles, orientées vers les problèmes immédiats. Un lien étroit doit être maintenu avec les autres intervenants (à l’intérieur, mais aussi à l’extérieur de l’institution) afin de favoriser la cohérence des mesures prises. L’infirmière en santé mentale doit consacrer plusieurs heures par semaine à la recherche de lieux d’hébergement pour une clientèle lourde et transitoire. Cette clientèle est souvent déjà connue et bannie de la plupart des ressources, suite à des séjours antérieurs mémorables qui se sont terminés avec fracas. L’infirmière doit aussi recueillir de l’information auprès des équipes psychiatriques qui connaissent les détenues de l’infirmerie pour les avoir traitées sur une base interne et/ou externe. Cette information est très utile car les patientes sont ou bien de très mauvaises historiennes, ou encore très méfiantes, désorganisées ou non collaborantes.

Des périodes de la journée sont attribuées pour les traitements physiques et pharmacologiques, à l’intérieur de structures bien établies. Ceci permet de respecter les règles sécuritaires et de favoriser un meilleur rendement dans le travail. L’infirmière doit composer avec une clientèle dont la décompensation psychotique (ce qui implique une perte de contact avec la réalité), le refus de collaborer, l’incohérence côtoient l’impulsivité et les agirs violents ou suicidaires. L’infirmière fournit les soins, évalue les situations diverses auxquelles elle est confrontée. Elle doit aussi supporter les membres du personnel, les conseiller sur les attitudes à préconiser auprès des femmes incarcérées dont le comportement est problématique.

Les interventions auprès de la clientèle devront être balisées, utilisées avec doigté afin de répondre aux besoins tout en tenant compte des perpétuelles demandes d’attention et d’affection. L’infirmière utilise toutes les occasions qui lui sont fournies, parfois uniquement le temps d’effectuer un pansement ou un prélèvement, pour accorder à une cliente les seules minutes qui peuvent lui être consacrées dans la journée.

L’infirmière psychiatrique, avec l’appui des membres de l’équipe soignante du service de santé et des psychiatres consultants, exerce un rôle clé. Ce rôle est déterminant dans l’évaluation, le traitement, le suivi de la clientèle mais aussi dans l’élaboration et la mise en application des politiques de santé en constante évolution dans l’établissement. Il n’y a pas de " journée type " pour l’infirmière en psychiatrie à la Maison Tanguay. Elle doit s’ajuster aux besoins de la clientèle tout en définissant ses priorités. Les interventions d’urgence telles que la mise à l’isolement lors d’une désorganisation impliquant un danger pour la personne ou pour son entourage, l’évaluation du risque suicidaire ou la prise en charge suite à un geste suicidaire exigent, par leur caractère imprévu, une adaptation continuelle de l’organisation de sa journée de travail. Elle doit morceler son temps et son énergie pour que la clientèle et les intervenants qui la sollicitent obtiennent des réponses appropriées aux demandes qu’ils lui formulent.

B. Psychiatriques

Le psychiatre demeure en premier lieu un consultant qui vient assister les autres professionnels dans le dépistage et le diagnostic des patientes qui lui sont référées. Éventuellement, il coordonne la prise en charge et l’orientation des femmes aux prises avec des problèmes de santé mentale. Les demandes d’évaluation proviennent de quatre sources principales : l’infirmerie, les intervenants des secteurs de la prison, l’omnipraticien et, enfin, la Cour.

En plus de la multiplicité des problématiques, plusieurs autres facteurs viennent compliquer l’évaluation des problèmes psychiatriques chez les femmes détenues : la méfiance de ces femmes à l’égard de leur interlocuteur, les limites de leur jugement et de leur autocritique, la perception négative de la maladie mentale dans le milieu carcéral. L’identification d’un ou de plusieurs diagnostics clairs demande une évaluation consciencieuse et peut nécessiter plusieurs entretiens. Dans un premier temps, il s’agit toutefois de déterminer le contexte le plus indiqué à la demande formulée. Ainsi, une décompensation sérieuse d’une maladie psychiatrique (menace suicidaire grave, agitation psychotique incontrôlable, etc.) peut justifier un transfert à l’institut Philippe-Pinel de Montréal. Dans la plupart des situations cependant, un suivi sur place est préconisé.

Au terme de l’évaluation, si les problèmes identifiés sont relativement circonscrits, une référence à l’un ou l’autre des professionnels en place (équipe nursing, psychologue, travailleur social, groupes d’entraide pour toxicomanes, etc.) peut être recommandée. Dans un bon nombre de cas, la problématique est suffisamment sévère ou polymorphe pour qu’un suivi psychiatrique soit indiqué. Outre la personne elle-même, les interactions avec l’environnement immédiat (intervenants, secteur dans l’établissement, co-détenues), de même que le réseau social (personnes-soutien, famille) doivent être considérés dans l’évaluation. Dans un même ordre d’idées, l’information recueillie doit être balisée par des sources extérieures : dossiers médicaux et sociaux, intervenants, membres de la famille.

L’alliance thérapeutique est un ingrédient essentiel mais fragile dans des circonstances où la confiance se gagne difficilement. L’établissement de limites claires, la constance et l’empathie sont des ingrédients importants dans l’établissement d’un tel lien. Une fois cette étape franchie, l’instauration d’un plan de traitement adapté peut être envisagée. Il comprend trois volets principaux. Premièrement, une pharmacothérapie conforme au(x) diagnostic(s) posé(s) (neuroleptiques, antidépresseurs, anxiolytiques), et qui doit être employée avec circonspection, considérant les avantages et les inconvénients d’une telle pratique en milieu carcéral : ostracisme des pairs, " trafic ", recherche de solutions " magiques ", etc. Deuxièmement, un travail préparatoire à une véritable démarche de psychothérapie pourra être entamé. Enfin, à plus long terme, les modalités du suivi psychiatrique et social et l’orientation vers les ressources de l’extérieur devront être orchestrées.

Conclusion

Plusieurs niveaux de difficultés ont été soulignés tout au long de cet article quant au dépistage, à l’évaluation, au traitement et au suivi psychiatrique des femmes en prison. Il s’agit d’une lourde tâche à laquelle nous répondons avec des moyens limités. Notre travail est cependant beaucoup plus efficace lorsqu’il s’opère en cohérence avec tous les intervenants impliqués (titulaire de cas, travailleuse sociale, intervenants sociaux et psychiatriques de l’extérieur). Il est essentiel d’établir des objectifs thérapeutiques clairs et réalistes, qui tiennent compte du pronostic et de la motivation des patientes concernées. Ces objectifs sont par exemple une diminution de la dangerosité psychiatrique, une augmentation de l’autocritique quant à la problématique psychiatrique, une amélioration de l’observance au traitement, une " responsabilisation " selon le niveau de compétence de la patiente en question. Les modalités thérapeutiques doivent être choisies selon le type de problématique et adaptées au contexte carcéral.

Chez ces patientes pour lesquelles le suivi psychiatrique seul a donné peu de résultats, un encadrement légal supportant le traitement psychiatrique est plus susceptible d’être efficace à moyen terme. L’intervention légale ne devient pas alors une façon d’évacuer les cas problématiques. Dans cette perspective, la judiciarisation des comportements illégaux des patients psychiatriques réfractaires au traitement est une mesure qui peut contribuer à améliorer le pronostic psychiatrique.


  1. " Femmes et prison. Bilan de santé lamentable ", dans Femmes et Justice, vol. 7, n° 4, été 1992, p. 10.