Par Lida Sara Nouraie, avocate pour la Société Elizabeth Fry du Québec et Nicholas St-Jacques, étudiant à la maîtrise en droit, University of Toronto

Introduction

En 1992, la Cour suprême du Canada rendit un arrêt d’une grande importance en matière d’infraction d’obscénité et d’indécence. Dans R. c. Butler1, elle vint effectivement préciser l’infraction d’obscénité, qui visait à l’origine la régulation des bonnes mœurs. Lui donnant un second souffle, la Cour intégra à la définition de l’infraction des notions féministes, spécifiant que la pornographie peut engendrer un préjudice à la société. Cet article résume tout d’abord cet arrêt et, par la suite, examine ses conséquences. Un survol des décisions subséquentes à l’arrêt Butler servira également à illustrer que bien que cet arrêt est une reconnaissance du principe d’égalité entre les femmes et les hommes, il est également problématique à plusieurs niveaux, et semble toujours laisser la porte ouverte à la préservation de la moralité sexuelle conventionnelle.

Vers l’intégration du féminisme dans la notion d’obscénité

Dans l’arrêt Butler, la validité constitutionnelle de l’infraction d’obscénité fut mise à l’épreuve en raison de son imprécision et de la restriction sur la liberté d’expression. Entrée en vigueur en 1959, cette dernière version de l’infraction avait tout d’abord été contestée lorsque le roman de D.H. Lawrence, L’amant de Lady Chatterley, avait fait l’objet d’une poursuite2. Cette fois-ci, c’est plutôt Donald Victor Butler, commerçant de vidéocassettes et de magazines pornographiques ainsi que d’accessoires sexuels, qui faisait face à la justice. Plus précisément, il était accusé de vente de matériel obscène, de possession de matériel obscène à des fins de distribution ou de vente ainsi que d’avoir exposé du matériel obscène à la vue du public.

Avant de justifier les fondements constitutionnels en démontrant que la disposition était suffisamment précise, la Cour suprême du Canada circonscrit d’emblée le champ d’application de l’infraction d’obscénité. Elle expliqua que pour être qualifié d’obscène, un ouvrage ou du matériel doit non seulement avoir pour caractéristique dominante l’exploitation sexuelle, mais cette caractéristique doit être « indue ». Ce caractère « indu » de l’ouvrage ou du matériel sera évalué selon certains critères, le plus important étant la « norme sociale de tolérance »; les Canadiennes et Canadiens doivent tolérer que les autres Canadiens voient le matériel en question3. Contrairement à la jurisprudence antérieure, la Cour expliqua que ce degré de tolérance s’évalue en fonction du degré de préjudice qui pourrait résulter de l’utilisation du matériel controversé; plus le préjudice est important, plus le matériel risque de ne pas être toléré4. Le préjudice dont il est question est la prédisposition à agir de manière antisociale (agir d’une façon qui est incompatible avec le bon fonctionnement de la société, par exemple, inciter un homme à maltraiter une femme). La Cour catégorisa alors les divers types de matériel pornographique pouvant se trouver sous l’égide de l’infraction d’obscénité.

Le matériel impliquant des activités sexuelles et de la violence sera presque toujours une exploitation sexuelle indue et, conséquemment, obscène. Quant au matériel dégradant et déshumanisant, il sera considéré de même s’il comporte un risque de préjudice important. La Cour expliqua que, notamment, le « […] matériel dégradant ou déshumanisant place des femmes (et parfois des hommes) en état de subordination, de soumission avilissante ou d’humiliation. Il est contraire aux principes d’égalité et de dignité de tous les êtres humains ». Cette position est soutenue par une reconnaissance du fait que « […] la représentation de personnes qui subissent un traitement sexuel dégradant ou déshumanisant entraîne un préjudice, notamment à l’égard des femmes et, par conséquent, de l’ensemble de la société ». La Cour spécifia clairement que l’apparence de consentement n’est pas pertinente pour déterminer si le matériel est déshumanisant ou dégradant; parfois, la présence de consentement rend justement le matériel davantage dégradant. Enfin, lorsque le matériel est explicite, mais ne comporte pas de violence, de dégradation, de déshumanisation ou d’acte sexuel avec des enfants, le matériel sera jugé acceptable. Au regard de cette définition, la Cour en vint à la conclusion que l’infraction était suffisamment précise afin de former une norme intelligible et constitutionnellement valide.

De surcroît, la Cour expliqua que du matériel qui contrevient à la norme de tolérance de la société canadienne pourrait ne pas être reconnu comme étant légalement obscène dans la mesure où ce matériel constitue une nécessité à une fin particulière. En d’autres mots, il doit être déterminé si ce qui est jugé comme étant une exploitation indue des choses sexuelles constitue l’œuvre principale ou si elle est essentielle à une fin littéraire, scientifique, artistique ou autre. Si tel est le cas, l’examen doit se faire sur la validité du matériel contesté, en prenant en compte l’ensemble de l’œuvre (il s’agit en fait du critère de « besoin interne » ou « moyen de défense fondé sur la valeur artistique »).

La Cour mentionna également que bien que l’infraction d’obscénité viole la liberté d’expression garantie par la Charte canadienne des droits et libertés, cette violation est justifiée. En fait, il était argué que la disposition faisait de l’État le « gardien des mœurs ». Or, ce type de restriction ne peut plus se justifier depuis l’avènement de la Charte. La Cour mit conséquemment en exergue que le but de l’infraction n’est pas la désapprobation morale (dans le sens d’uniformiser les goûts, d’encourager la pudeur ou de réguler les mœurs), mais bien d’éviter un préjudice à la société canadienne5. Considérant qu’il n’est pas permis de changer l’objectif initial de la loi afin de la justifier au regard de la Charte6, le juge Sopinka était donc déchiré entre un objectif initial de régulation de la moralité (qui n’était désormais plus justifiable) et le fait qu’il ne pouvait pas changer cet objectif pour le rendre valide. C’est pourquoi la Cour adopta une approche mitoyenne, intégrant ainsi des valeurs féministes (la notion de préjudice) tout en concédant que les notions de corruption morale et de préjudice à la société sont inextricablement liées. Selon la Cour, lorsque la disposition d’obscénité fut introduite en 1959, le but recherché était aussi la prévention de préjudice, même si la conception du préjudice a changé depuis.

La Cour conclut que la régulation de la moralité est justifiée lorsqu’elle repose sur la notion de préjudice ou de valeurs comme celles de la Charte. C’était le cas en l’espèce puisque l’élimination de la pornographie pourrait réduire l’incitation à des actes de discrimination et de violence à l’égard des femmes. Dans les termes du juge Sopinka, l’infraction d’obscénité « […] montre la désapprobation de notre société à l’égard de la diffusion de matériel qui risque de victimiser les femmes et restreint l’influence négative que ce genre de matériel risque d’avoir sur les changements d’attitude et de comportement ». Évaluant le préjudice que peut engendrer la pornographie, la Cour cita avec approbation une décision antérieure où le juge Wilson avait exprimé ce qui suit : « On peut tout au plus affirmer, à mon avis, que le public a conclu que l’exposition à des choses qui dégradent les dimensions humaines de la vie à une dimension moins qu’humaine ou simplement physique doit avoir certaines conséquences nocives » [Nous soulignons.]7 La Cour nota toutefois que l’infraction d’obscénité n’empêche pas la « bonne pornographie », c’est-à-dire celle où les femmes ne sont pas dégradées ou déshumanisées et où il n’y a pas de préjudice.

Victoire féministe ou conservatrice ?

À la lumière de ce qui précède, la Cour conçoit la sexualité comme étant  pourvue d’un certain respect mutuel. Une certaine forme de spiritualité pourrait même être exigée selon certains, c’est-à-dire une relation sexuelle davantage que physique, afin de rendre la représentation de la sexualité acceptable (et ainsi ne pas faire de la femme un objet sexuel)8. Toutefois, il ne semble pas, comme en font état les arrêts ultérieurs de la Cour suprême du Canada et R. c. Hawkins9, un arrêt ultérieur de la Cour d’appel de l’Ontario, qu’un préjudice social résulte d’une sexualité explicite n’étant pas accompagnée d’amour, d’affection, d’engagement ou d’implication émotionnelle. Néanmoins, la ligne est mince entre le sexe purement physique et la dégradation de la femme.

Par ailleurs, les arguments féministes retenus par la Cour ont une forte tendance radicale, un courant théorique dont font partie des auteures telles que Catharine MacKinnon et Andrea Dworkin. Selon une conception du féminisme radical, les inégalités de pouvoir dans les relations femmes/hommes se manifestent tout d’abord au niveau de la sexualité10. En d’autres mots, les relations sexuelles sont la base de la subordination féminine et de la suprématie masculine, et l’oppression féminine ainsi créée se transmet au quotidien. Conséquemment, dès lors que le sexe est lié à la soumission, à la dominance masculine ou réduit la femme à un objet, il devrait théoriquement encourager la discrimination ou l’abus des femmes. Puisque la pornographie qui est purement physique tend d’une certaine façon à considérer la femme comme un jouet sexuel, les féministes radicales prônent généralement la censure. En fait, la pornographie serait l’une des façons parmi lesquelles l’homme renforce sa domination de la femme.

Certains auteurs ont par contre suggéré qu’une telle censure de la pornographie réduite en fait le potentiel pour les femmes d’exprimer leur capacité ainsi que leur pouvoir, un concept pour lequel les féministes se sont pourtant ardemment battues11. En fait, l’approche de la Cour suprême, en intégrant le féminisme radical à l’arrêt Butler, présuppose une certaine unanimité au sein du débat féminisme, alors que ce n’est pas le cas. Effectivement, ce que l’on peut considérer comme étant la troisième vague de féminisme considère la consommation ainsi que la production de pornographie comme étant une question de préférence personnelle, et s’oppose activement à sa censure12. Considérant l’hétérogénéité de l’argumentation féministe, le débat d’idées au sein de la société devrait être préféré à la censure d’une autre forme d’expression, soit la pornographie.

D’un point de vue libéral classique, auquel souscrit Ronald Dworkin, la notion de préjudice à la société peut difficilement justifier la censure de la pornographie13. Seule une atteinte à des intérêts ou des droits personnels, telle qu’à la vie, l’intégrité de la personne ou la propriété, peut fonder une telle restriction. C’est d’ailleurs l’approche générale du Code criminel. Le fait que la majorité de la société ou que la théorie féministe majoritaire n’approuve pas la façon dont la femme est conceptualisée dans la pornographie (même si cette société ou majorité considère que la conceptualisation est incompatible avec le bon fonctionnement de la société) ne justifie pas pour autant une restriction à la liberté d’expression. En fait, suivant ce point de vue, si cette majorité n’est pas d’accord avec un point de vue exprimé, elle n’a qu’à répliquer avec davantage de messages exprimant le sien afin de convaincre les autres.

Nonobstant cette critique, l’arrêt Butler semble à première vue être un pas en avant pour le féminisme, particulièrement celui radical. L’utilisation des arguments féministes a par contre possiblement eu pour incidence d’intégrer ou renforcer des valeurs conservatrices et de favoriser l’élimination de l’expression sexuelle qui n’est pas celle de la majorité14. Évidemment, il semble ressortir de l’arrêt Butler un certain conservatisme ou conventionnalisme sexuel. Tel qu’énoncé précédemment, il était plutôt difficile pour le juge Sopinka de recentrer complètement l’objectif de la loi sur la prévention du préjudice, particulièrement celui causé aux femmes, ce qui eut pour résultat de créer un certain « polissage féministe » à une infraction ayant de fortes racines conservatrices15.

Premièrement, comme la Cour l’a souligné, le préjudice à la société et la corruption morale sont intimement liés. Deuxièmement, si le préjudice est déterminé en fonction de la prédisposition à agir de manière antisociale, c’est donc la société en soi qui détermine le sens à donner à la notion de préjudice. En effet, agir de manière antisociale peut avoir plusieurs sens, par exemple agir à l’encontre de valeurs traditionnelles ou d’une certaine conception de ce que doit être la sexualité; il est évident que la notion de préjudice ainsi que les mots « dégradant et déshumanisant » peuvent varier substantiellement et intégrer des valeurs à la fois féministes et conservatrices16. Ils pourraient viser, par exemple, le matériel ayant une représentation purement physique ou sado-masochiste17.

Enfin, dans la mesure où l’infraction d’obscénité se doit de refléter un certain consensus sociétal, tel que le prétend la Cour, le critère de la norme de tolérance fondé sur le préjudice est loin d’être approprié. Le peu de balises entourant ce test hautement subjectif in se laisse une trop grande marge de manœuvre aux juges dans la détermination de ce que constitue la « bonne sexualité », leur laissant ainsi la possibilité d’imposer leurs propres valeurs (malgré que le but inverse soit recherché)18. Non seulement une discrétion est accordée aux juges, mais le manque de précision quant à la définition de l’obscénité permet à la police, aux agents douaniers ou d’autres personnes appliquant cette loi de manipuler la définition à leur guise. La dangerosité d’une telle définition de l’infraction s’est d’ailleurs manifestée dans l’arrêt Little Sisters Books, qui sera discuté plus loin.

Les décisions subséquentes : le reflet du féminisme

Suite à l’arrêt Butler, la Cour suprême eut à se prononcer à de multiples reprises sur les infractions d’obscénité et d’indécence. Ces arrêts démontrent bien que la Cour suprême poursuit sa lancée égalitariste.

Seulement un an après l’arrêt Butler, la Cour suprême se pencha sur la notion d’indécence. Cette infraction se rapproche de celle d’obscénité et est aussi jugée selon le critère de la norme de tolérance de la société, mais la nature publique (lieu public versus lieu privé) de la pratique et certaines autres circonstances telles que la composition de l’auditoire sont des éléments de l’infraction (en fait, ils servent à déterminer le niveau de tolérance). L’arrêt R. c. Tremblay19 traitait de la légalité des spectacles privés de danseuses nues sans contact lors desquels les clients pouvaient se dévêtir et se masturber. Appliquant les critères de l’arrêt Butler, la Cour en vint à la conclusion que cette pratique était tolérée par la société. Selon la Cour, ces actes étaient « à considérer de bon goût », puisqu’il n’y avait pas, entre autres, de contact physique entre les participants. Le caractère relativement privé dans lequel les actes se déroulaient rendait d’ailleurs la pratique davantage acceptable.

Dans l’arrêt R. c. Jorgensen20, trois vidéos pornographiques étaient en cause. L’une de ces vidéos faisait état de prisonnières se faisant ordonner par la gardienne de prison de donner la fessée (avec marques rouges) aux autres. Suivant l’arrêt Butler, le juge de première instance en vint à la conclusion que les images représentées dans le contexte de subordination constituaient une exploitation sexuelle indue, bien qu’il n’y avait pas d’hommes impliqués dans la vidéo. Les deux autres vidéos impliquaient des hommes ordonnant à des femmes d’accomplir divers actes sexuels, incluant la pénétration anale, tout en leur donnant la fessée (encore une fois, assez intense pour laisser des marques). Le juge de première instance détermina que l’association de la violence au sexe n’était pas permissible. De plus, dans le cas de l’une des vidéos, il conclut que la femme était tout à fait dégradée, malgré le fait que c’est réellement la présence de violence qui rendait ces vidéos obscènes. Bien que la Cour suprême n’ait eu qu’à se prononcer sur la notion d’intention de l’accusé et des notions de preuve, elle endossa tout de même les conclusions du juge de première instance quant au caractère obscène des vidéos. Selon la Cour suprême, l’obscénité peut être présente « […] lorsqu’une vidéo montre des femmes dans des situations de subordination, de soumission servile ou d’humiliation sans qu’aucune parole ou autre mention expresse n’indique que cette description constitue un thème en soi. Ce genre de représentation omniprésente peut avoir un effet dégradant cumulatif suffisant pour qu’elle entre dans la catégorie «indue» selon les critères formulés dans l’arrêt Butler. »21

Deux années plus tard, soit en 1997, la légalité des spectacles de danseuses nues avec contacts fut questionnée. Dans R. c. Mara22, le propriétaire et le gérant d’une taverne avec spectacles de danseuses nues étaient accusés d’indécence. Lors de ces spectacles, il y avait des contacts entre les danseuses nues et les clients, allant du baiser sur les seins à la masturbation mutuelle ou la pratique du cunnilingus. Suivant l’arrêt Butler, la Cour jugea que ces pratiques outrepassaient la norme de tolérance de la société canadienne, puisqu’elles dégradent et déshumanisent les femmes et banalisent la sexualité. De surcroît, de tels spectacles sont contraires aux principes de dignité et d’égalité des êtres humains. Conséquemment, la Cour jugea qu’il en résultait un préjudice à la société. La Cour mentionna également que l’existence de risques personnels des participantes quant à la prostitution et aux maladies transmises sexuellement n’est pas nécessaire à l’établissement de l’indécence. Cependant, de tels risques peuvent devenir un facteur à considérer dans la mesure où ils aggravent le préjudice social découlant de l’avilissement des femmes et leur réduction à des objets.

La pornographie homosexuelle visée par l’obscénité

En 2000, dans l’arrêt Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice)23, le fait que l’arrêt Butler, en raison de ses critères flous, avait bel et bien laissé la voie libre à un glissement moraliste fut apparent.

La librairie Little Sisters avait vu ses importations de livres et autres écrits à contenu homosexuel (pour la communauté gaie et lesbienne) confisqué par les douanes, un phénomène ayant commencé en 1992. Les douanes jugeaient la légalité du matériel en fonction de l’article 163 (8) du Code criminel, qui prévoit l’infraction d’obscénité. La disposition légale des douanes prévoyait que si une saisie était effectuée, c’était alors à l’importateur de prouver que le matériel n’était pas obscène.

La Cour a néanmoins reconnu que l’application de l’arrêt Butler peut parfois s’avérer erronée comme ce fut le cas par les agents douaniers. Selon la Cour, ce n’est pas la législation douanière qui était problématique en l’espèce, mais bien la façon dont elle a été appliquée. Effectivement, la librairie a été traitée différemment par les douanes en comparaison avec les importateurs de matériel sexuellement explicite destiné au public hétérosexuel ou avec les importateurs de matériel d’intérêt général (que la librairie inculpée vendait aussi). Little Sisters avait droit à l’égalité de traitement. Il n’y avait par ailleurs aucune preuve démontrant que le matériel lesbien et gai est davantage susceptible d’être obscène que le matériel hétérosexuel. La Cour jugea de surcroît que l’inversion du fardeau de preuve (concernant la preuve de l’obscénité du matériel) n’était pas justifiée.

La Cour estime donc que la disposition d’obscénité et les critères établis dans l’arrêt Butler visent également le matériel lesbien et gai. Tel qu’ont argumenté certains, considérant l’inhérente partialité hétéro sexiste de notre société, cette dernière risque d’avoir un niveau de tolérance beaucoup plus bas face à des images ou des vidéos à représentation homosexuelle24, malgré le fait que les tribunaux doivent faire respecter le droit à l’égalité prévu dans la Charte. La Cour suprême a par contre rejeté cet argument. Elle expliqua que l’interprétation de l’infraction d’obscénité faite dans Butler n’a aucun effet discriminatoire envers la communauté gaie et lesbienne. Selon elle, « [l]e souci de protéger la liberté d’expression de la minorité est l’un des principaux facteurs qui ont d’ailleurs mené à l’adoption du critère de la collectivité nationale dans l’arrêt Butler.» La Cour considère qu’il n’est pas souhaitable d’établir un critère d’appréciation spécifique à la communauté gaie et lesbienne puisque la communauté hétérosexuelle a également droit à son opinion et qu’il serait également difficile de choisir une norme spéciale.

La Cour spécifia que « [l]a norme de tolérance de cette même société canadienne en matière d’obscénité ne saurait raisonnablement être considérée comme visant à étouffer de manière discriminatoire la liberté d’expression sexuelle dans la communauté gaie et lesbienne. L’arrêt Butler permet de considérer un large éventail de formes d’expression sexuellement explicites comme non préjudiciables.» Dans la même veine, la notion de préjudice à la société fut précisée. Considérant l’argument selon lequel la disposition d’obscénité viserait davantage la communauté homosexuel, le juge Binnie vint spécifier que « […] l’expression “dégradant ou déshumanisant” utilisée dans [Butler] est immédiatement tempérée par les mots “si le risque de préjudice est important” [. . .] Cela indique clairement que le matériel érotique sexuellement explicite représentant des adultes se livrant à des actes considérés comme dégradants ou déshumanisants n’est pas toujours obscène. Ce matériel doit également créer un risque de préjudice important, qui excède le seuil de tolérance de la société. » Toujours selon le juge Binnie, [l]a représentation d’une dominatrice s’employant à dégrader de façon non violente un esclave sexuel apparemment consentant n’est pas moins déshumanisante s’il se trouve que la victime est du même sexe, et pas moins (ni plus) préjudiciable même si elle rassure le spectateur en lui montrant que la victime trouve cette conduite à la fois normale et agréable.»

Toutefois, il n’est pas clair qu’un préjudice à la société serait présent; l’homme homosexuel consommant de la pornographie gaie possède une kyrielle de choix d’identification déterminés non pas en fonction de son sexe (homme/femme), mais en fonction de sa prédisposition érotique et culturelle25. Conséquemment, le risque de discrimination, de marginalisation et de violence à l’égard de l’autre sexe ou de d’autres personnes n’est pas présent. La suppression de ce type de matériel, si elle est effectuée sur la base d’obscénité causée par la dégradation ou la déshumanisation, suppose davantage une criminalisation des comportements à l’extérieur du cadre d’une certaine moralité sexuelle conventionnelle que d’éviter un quelconque préjudice26. Cependant, il est notable que certaines conceptions du féminisme radical peuvent coïncider avec une telle approche. Pour certains auteurs, la pornographie gaie glorifie l’hyper masculinité et discrédite ceux qui ne ressemblent pas à un « vrai homme », réaffirmant ainsi la dominance masculine27. De plus, l’homme ayant un rôle passif dans la relation sexuelle peut être considéré comme agissant tel qu’une femme, et être dégradé ou déshumanisé comme celle-ci. Quant à la pornographie lesbienne, certaines auteures expliquent qu’elle reflète le sexisme des consommateurs et des producteurs, soient principalement des hommes hétérosexuels.

Il est à noter que Little Sisters a par la suite contesté de nouveau les pratiques des douanes, qui ont malgré tout classifié quelques livres importés comme étant obscènes, et ce, après l’arrêt de la Cour suprême. Little Sisters demanda alors à peu près les mêmes types d’ordonnance qu’en 2000, et chercha également à obtenir une provision pour frais, visant à faire supporter le fardeau financier de sa demande par les douanes. En 2007, la Cour suprême du Canada lui refusa par contre cette provision pour frais, et la contestation judiciaire de Little Sisters demeure présentement plutôt précaire28.

Clubs échangistes, indécence et l’arrêt Butler

C’est en décembre 2005 que la Cour suprême du Canada a rendu deux jugements distincts et a donné raison à messieurs Labaye et Kouri, tous deux propriétaires respectifs des clubs échangistes «L’Orage» et «Cœur à corps», situés à Montréal. Les deux hommes avaient été poursuivis pour avoir tenu des maisons de débauche dans lesquelles se déroulaient des actes indécents, en violation de l’article 210 (1) du Code criminel.

«L’Orage» est un club échangiste privé où seuls les membres et leurs invités y sont admis. Les actes sexuels se déroulaient au 3e étage de l’établissement, restreint par un code d’accès, et les nouveaux membres devaient par ailleurs passer une entrevue avec la direction. Quant au «Cœur à corps», il s’agissait d’un bar aux apparences classiques, mais dans lequel un rideau translucide se refermait sur un groupe de personnes toutes les trente minutes, qui disposaient alors d’une dizaine de minutes pour s’adonner à des activités sexuelles. Les autres clients pouvaient donc observer à leur guise ce qui se passait derrière le rideau, mais tous les couples admis au bar avaient bel et bien été informés qu’ils devaient être « libérés ».

La dangerosité des critères plutôt flous de l’arrêt Butler s’est encore manifestée. Effectivement, bien que «L’Orage» et le «Cœur à corps» étaient à toutes fins des établissements semblables, la Cour d’appel du Québec a rendu deux jugements diamétralement opposés, et ce, en raison de la composition du banc des juges. Elle jugea effectivement que les comportements dans l’affaire Labaye outrepassaient la norme de tolérance et constituaient un préjudice à la société tandis que les activités se déroulant au bar «Cœur à corps» étaient socialement acceptables. Si des décideurs considérés compétents, tels que des juges d’une cour d’appel, sont en mesure de différer quant à l’interprétation à donner à l’arrêt Butler, force est de constater que le risque d’une mauvaise interprétation est davantage présent dans le cas des policiers ou d’autres personnes appliquant la loi.

La Cour suprême du Canada, dans R. c. Labaye29, sur lequel l’arrêt R. c. Kouri30 est fondé, a cependant rectifié le tir de la Cour d’appel. La Cour reprit ses enseignements de l’arrêt Butler en spécifiant que l’évaluation du caractère obscène ou indécent d’un acte doit se fonder sur la notion de préjudice. La juge McLachlin souligna que les deux étapes menant à l’analyse du préjudice sont sa nature ainsi que son degré. La Cour, comme dans l’arrêt Butler, prit bien soin de mentionner qu’il ne s’agit pas de trouver n’importe quel préjudice, mais bien « […] l’existence d’un préjudice ou d’un risque appréciable de préjudice pour autrui qui se rapportent aux normes que notre société officiellement reconnue dans sa Constitution ou ses lois fondamentales semblables. » Tel que l’explique la Cour, « […] l’exigence de la reconnaissance officielle permet de croire que les valeurs défendues par les juges et les jurés sont véritablement celles de la société canadienne. L’autonomie, la liberté, l’égalité et la dignité humaine comptent parmi ces valeurs. »

La Cour vint alors préciser et clarifier la jurisprudence antérieure. Elle expliqua que plusieurs types de préjudice peuvent être considérés, sans omettre de préciser que d’autres préjudices pourraient être invoqués éventuellement. La perte d’autonomie et de liberté résultant de l’exposition du public à des actes ou représentation qu’il ne veut pas voir est également un préjudice servant à évaluer l’indécence. Tout comme dans l’arrêt Butler, la Cour mentionna aussi le préjudice à la société (la prédisposition d’autrui à adopter un comportement antisocial). Selon elle, « [l]a conduite ou le matériel qui perpétue des images négatives et dégradantes de l’humanité risque d’ébranler le respect envers les membres des groupes visés et, par conséquent, de prédisposer autrui à agir de manière antisociale envers eux.» La juge McLachlin expliqua aussi que le préjudice causé aux personnes participant aux activités reprochées peut mener à une conclusion d’indécence ou d’obscénité. Effectivement, les femmes peuvent être contraintes à la prostitution ou autres activités reliées au commerce du sexe, ou peuvent être victimes de violence physique ou psychologique (allant jusqu’aux blessures graves et même la mort). Ce type de préjudice, comme l’explique la Cour, ne dépend pas de l’auditoire qui assiste à ces actes, et doit seulement répondre au caractère public minimal (que l’endroit est tenu pour la pratique de tels actes). Toutefois, le risque de maladies transmissibles sexuellement n’est pas lié en soi à l’indécence puisqu’une telle maladie peut être transmise en dehors de tout acte indécent. Comme la Cour le mentionna, « […] la prédisposition à un comportement antisocial, qui était un élément central de l’analyse de la Cour dans Butler, ne constitue qu’une illustration du type de préjudice qui porte atteinte ou menace de porter atteinte à une valeur officiellement reconnue par la société. »

Une importante mise en garde fut émise par la Cour, c’est-à-dire que le deuxième critère doit être satisfait. Bien que les comportements ci-haut mentionnés puissent contrevenir à des valeurs fondamentales, le degré de préjudice engendré doit être tel qu’il est incompatible avec le bon fonctionnement de la société canadienne. La juge McLachlin précisa que les jugements de valeur sont néanmoins inévitables.  Malgré tout, le test peut être appliqué objectivement si les juges s’appuient uniquement sur un examen de la preuve et des faits sans s’attarder aux valeurs préconçues de notre société. La Cour établit que « [l] a question n’est pas de savoir ce que les personnes ou la société pensent de la conduite, mais si l’autoriser entraîne un préjudice qui menace fondamentalement le fonctionnement de notre société.» Dans le cas d’une menace à l’intégrité de l’autonomie du public, le nombre de personnes étant exposées aux actes ainsi que les circonstances de l’exposition sont importantes. Si tous les gens ayant été exposés au comportement en cause l’ont fait volontairement, l’indécence ne sera pas établie. Quant au risque d’agir de manière antisociale, « [d]e vagues généralisations portant que la conduite sexuelle en cause entraînera des changements d’attitude et, par voie de conséquence, des comportements antisociaux ne suffiront pas. Le lien de causalité entre la représentation des choses sexuelles et les comportements antisociaux ne saurait être présumé. Ce qui est requis, c’est la preuve d’un lien, premièrement, entre la conduite sexuelle en cause et la formation d’attitudes négatives et, deuxièmement, entre ces attitudes et le risque réel de comportements antisociaux. » La Cour mentionna également la preuve experte sera généralement requise afin d’établir que le degré de préjudice est incompatible avec le bon fonctionnement de la société.

Quant à l’application factuelle de ces critères, la Cour vint à la conclusion qu’aucun des trois préjudices énumérés n’a pu être établi. Considérant que les gens présents dans ces bars étaient consentants à être exposés aux actes controversés, aucune atteinte n’a été portée à leur autonomie. D’ailleurs, contrairement aux faits dans Butler, aucun comportement antisocial envers les femmes (ou envers les hommes) n’a été prouvé. Personne n’a été contraint de se livrer à des activités sexuelles, ni en échange d’argent ou de quoi que ce soit d’autre, et personne n’a été traité comme objet sexuel. Bref, aucun client n’a subi de traitement qui pouvait miner son intégrité ou qui pouvait mener à son humiliation.

Conclusion

L’arrêt Butler a constitué un tournant en matière d’obscénité et d’indécence. La reconnaissance du fait que la pornographie peut être dommageable aux femmes peut effectivement être considérée pour certains comme une victoire féministe, malgré que cette affirmation a son lot de critiques. Quoi qu’il en soit, les critères développés dans l’arrêt Butler sont clairement susceptibles de diverses interprétations, malgré les précisions qui ont été faites dans les décisions subséquentes.

La liberté sexuelle était plus austère sinon même cachée dans le siècle dernier. Au cours du 20e siècle, chez les féministes, la liberté sexuelle est toutefois devenue une incontournable revendication sociale.31

En résistant aux interdits et en revendiquant des droits, la norme de tolérance a basculé, mais le préjudice social demeure inchangé, démontrant ainsi l’imprécision de cette norme. Il est d’autant plus ardu de trancher la ligne entre ce qui est décent et indécent lorsqu’on veut réglementer une activité qui est tout à fait personnelle, intime et éthique. Des infractions criminelles ne peuvent reposer sur un critère basé sur un consensus social évolutif et changeant. Faisant ainsi, elles deviennent la source de leur propre remise en question. Les notions d’indécence, d’obscénité et de tolérance seraient vides de sens si l’on permettait d’invoquer l’évolution des mœurs afin de modifier la loi, puisque ce n’est plus la prohibition qui appuie le contrôle social, mais bien l’interprétation de l’évolution sociale.


1. [1992] 1 R.C.S. 452

2.Brodie c.. The Queen, [1962] R.C.S. 681

3. Voir : Towne Cinema Theatres Ltd. c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 494, aux p. 508-509.

4.Même si la Cour se fonde sur un arrêt précédent, Towne Cinema, supra note 3, elle s’en distingue considérablement. En effet, le juge Dickson avait alors énoncé que le risque à la société ainsi que la norme de tolérance peuvent coïncider, mais ce ne sera pas toujours le cas. Le juge Dickson mentionnait que même si du matériel peut être toléré par la société, s’il est dégradant ou déshumanisant, il pourra tout de même être considéré obscène.

5.Tel que les juges le mentionnent, éviter un préjudice constitue toutefois un exemple de conception fondamentale de la moralité. Ils expliquent que la différence se situe dans le fait que, considérant la Charte, la répression basée sur la moralité doit être justifiée.

6. R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, à la page 335

7.Towne Cinema, supra note 3, à la p. 524

8.Brenda Cossman, “Feminist Fashion or Morality in a Drag? The sexual Subtext of the Butler Decision” dans B. Cossman, éd., Bad Attitude/s on Trial: Pornography, Feminism and the Butler Decision, (University of Toronto Press, Toronto, 1997), aux pages 111-112 [Cossman]

9.15 O.R. (3d) 549

10.Les considérations ci-après sur le féminisme radical sont extraites de Aleardo Zanghellini, “Is Little Sisters Just Butler’s Little Sister?” (2004) 37 U.B.C.  L. Rev. 407 [Zanghellini]

11.Cossman, supra note 8.

12.Bridget J. Crawford, “Toward a Third-Wave Feminist Legal Theory: Young Women, Pornography and the Praxis of Pleasure” Public Law and Legal Theory Research Paper Series, Research Paper 06-31, University of Pennsylvania Law School [www.ssrn.com]

12.L’explication de Dworkin est tirée de Richard Moon, “R v. Butler, The Limits of the Supreme Court’s Feminist Re-Interpretation of Section 163” 25 Ottawa L. Rev. 361 1993 aux pages 376-377.

14.Ibid à la page 363

15.Ibid

16.Ibid à la page 371

17.Ibid

18.Ibid à la page 370

19.[1993] 2 R.C.S. 932

20.[1995] 4 R.C.S. 55

21.[1995] 4 R.C.S. 55, au para 96.

22.[1997] 2 R.C.S. 630

23.[2000] R.C.S. 69

24.Paul Wollaston, “When will they ever get it Right? A Gay Analysis of R. v. Butler”, Dalhousie J. of L. Stud. 251 (1993) à la page 257

25. Pornography and Prostitution in Canada : Report of the Special Committee on Pornography and Prostitution, 1985, à la page 81. Cité dans Paul Wollaston, supra note 24 à la page 10

26.Ibid

27.Les considérations suivantes sont tirées de Zanghellini, supra note 10, aux pages 416 à 418. Pour une défense de ces principes, voir: Christopher N. Kendall, « Gay Male Pornography After Little Sisters Book and Art Emporium: a Call for Gay Male Cooperation in the Struggle for Sex Equality” (2004) 12 Wis. Women’s L. J. 21.

28.Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Commissaire des Douanes et du Revenu), 2007 CSC 2

29.[2005] 3 R.C.S. 728, 2005 CSC 80

30.[2005] 3 R.C.S. 789, 2005 CSC 81

31.Extrait de l’argumentation de Me Lucie Joncas et Christian Desrosiers, «Mémoire de l’intimé », en appel du jugement majoritaire de la Cour d’appel du Québec , 500-10-001902-004 et 500-10-001911-004 à la page 15